Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.28 mai 2019
MIs à jour le 30 mai 2019
Nos habitudes alimentaires se sont considérablement modifiées au cours des dernières années. Parfois pour le mieux, par exemple en profitant de la disponibilité de plusieurs aliments, ingrédients et épices provenant des quatre coins du globe pour diversifier notre alimentation et élargir nos horizons culinaires. Mais aussi parfois pour le pire, notamment en raison d’une augmentation très importante de la consommation d’aliments industriels ultratransformés riches en gras, en sucre, et en sel (voir l’encadré pour la définition d’aliments ultratransformés). La révolution engendrée par ces « nouveaux » aliments est particulièrement remarquable : alors que ces produits n’existaient même pas il y a un siècle à peine, ils représentent actuellement environ 50 % de l’ensemble des calories consommées par la population.
Malheureusement, la plupart de ces produits ultratransformés doivent être considérés comme des aliments de piètre qualité nutritionnelle. Non seulement leur contenu élevé en sucre et en gras leur confère une très forte densité énergétique qui favorise la surconsommation de calories, mais l’utilisation d’ingrédients peu coûteux pour leur fabrication fait aussi en sorte aussi qu’ils sont dépourvus de plusieurs éléments essentiels retrouvés dans les aliments non transformés (fibres, oméga-3, polyphénols, vitamines, minéraux, etc.). Pour toutes ces raisons, on recommande de limiter autant que possible la consommation de ces aliments ultratransformés et de privilégier les repas cuisinés à la maison, tel que proposé dans la dernière version du guide alimentaire canadien.
Aliments ultratransformés: la classification NOVA
Au lieu de la classification traditionnelle des aliments selon leur contenu en certains nutriments (protéines, glucides, vitamines), des chercheurs brésiliens ont proposé en 2009 une nouvelle façon de les catégoriser selon leur degré de transformation. Cette classification, appelée NOVA, comprend 4 groupes :
Groupe 1 : Aliments peu ou non transformés
Les aliments non transformés peuvent être d’origine végétale (feuilles, pousses, racines, tubercules, fruits, noix, graines) ou animale (viande, œufs, lait). Ces aliments sont périssables et doivent être consommés peu de temps après leur production. On dit de ces aliments qu’ils sont « peu transformés» lorsqu’ils sont soumis à certains traitements qui augmentent leur durée de conservation (lavage, congélation, pasteurisation, etc.) ou qui modifient leur goût (fermentation en yogourt, torréfaction du café), mais sans altérer leurs propriétés nutritionnelles.
Exemples : Fruits et légumes (frais, congelés), les céréales, champignons, les viandes et poissons, les fruits de mer, les volailles, les œufs, le lait pasteurisé, les yogourts natures, le café, le thé, les épices, les noix et graines.
Groupe 2 : Ingrédients culinaires
Ces produits sont obtenus à partir des aliments du groupe 1 par diverses transformations physiques (pressage, meulage, raffinage). Ces ingrédients ne sont pas consommés tels quels, mais plutôt utilisés en combinaison avec les aliments du groupe 1 pour cuisiner différents plats.
Exemple : huiles végétales, farines, beurre, sucre, sel, vinaigre.
Groupe 3 : Aliments transformés
Les aliments de ce groupe sont des produits fabriqués avec des aliments du groupe 1, auxquels sont ajoutées des substances du groupe 2 (sel, huile, sucre…) pour augmenter leur durée de vie, ou encore en utilisant différents procédés destinés à les rendre plus attirants et meilleurs au goût. Bien que ces produits conservent généralement les attributs et les constituants des aliments de base dont ils sont issus, leur profil nutritionnel est la plupart du temps altéré en raison de l’ajout de gras, de sucre ou de sel.
Exemple : aliments en conserve, aliments fumés, charcuteries, fromages. À noter que les boissons alcoolisées, qui sont réalisées à partir de la fermentation d’aliments du premier groupe, font aussi partie du groupe 3.
Groupe 4 : Aliments ultratransformés
Ces produits sont de pures créations industrielles fabriquées à partir de plusieurs ingrédients isolés. Certains de ces ingrédients sont du groupe 2 (sucre, huile, farine, sel), tandis que d’autres sont inconnus dans la nature et fabriqués industriellement (protéines hydrolysées, huiles hydrogénées, amidons modifiés). Les produits ultratransformés contiennent également une vaste gamme d’additifs destinés à améliorer leur apparence, goût, texture et durée de conservation (émulsifiants, stabilisants, texturants, colorants, saveurs artificielles, édulcorants). En somme, les produits ultratransformés ne sont pas des aliments au sens où on l’entend habituellement, mais plutôt une combinaison d’ingrédients, agencés de façon à donner l’illusion d’un aliment.
Exemples : Céréales du petit déjeuner, soupes et nouilles instantanées, pâtisseries, gâteaux, pains, diverses collations sucrées ou salées (croustilles, barres tendres, biscuits, craquelins, etc.), boissons gazeuses ou énergisantes, margarine, friandises, mets « prêt-à-manger » (croquettes de poulet ou poisson, pizzas et pâtes surgelées, etc.).
Aliments ultratransformés et gain de poids
Un des principaux arguments contre les aliments ultratransformés est qu’on soupçonne depuis plusieurs années que leur forte teneur en calories pourrait favoriser le développement de l’obésité. Par exemple, tous les pays, sans exception, qui ont augmenté la proportion d’aliments industriels ultratransformés dans leur alimentation doivent composer avec une plus grande proportion d’individus obèses. Ceci est particulièrement frappant dans les pays en transition économique, où la grande disponibilité et le faible coût des aliments ultratransformés font en sorte que l’incidence de l’obésité a augmenté en flèche, et ce même chez les personnes pauvres.
Une étude tout à fait remarquable vient de confirmer ce lien étroit qui existe entre la consommation d’aliments ultratransformés et le gain de poids. Dans cette étude clinique randomisée réalisée par l’équipe du Dr Kevin Hall (National Institute of Heath), les chercheurs ont comparé les effets d’un régime composé exclusivement d’aliments ultratransformés à celui d’un régime basé sur la consommation d’aliments peu transformés. Ils ont recruté 20 personnes jeunes en bonne santé (mais qui présentait un léger excès de poids avec un IMC moyen de 27) et, moyennant une compensation financière de 6000$, les volontaires ont accepté d’être hébergés pendant 28 jours consécutifs dans les laboratoires du centre, sans possibilité de sortie et avec l’obligation de se nourrir exclusivement à partir des repas faits à partir d’aliments ultratransformés (groupe 1) ou peu transformés (groupe 2) préparés par l’équipe de recherche. Dans tous les cas, les repas ont été élaborés pour être équivalents en termes de calories, de densité énergétique, de gras, de sucre et de sel, mais différaient forcément beaucoup quant aux types de sucres et de gras présents. Par exemple, les aliments ultratransformés contenaient beaucoup plus de sucres ajoutés (54 % des sucres totaux, comparativement à 1 % pour les aliments peu transformés), de gras saturés (34 % des gras totaux, comparativement à 19 %) et quatre fois moins d’oméga-3. Les sujets ont reçu l’instruction de manger à leur faim, sans se préoccuper des quantités ingérées.
Pendant les deux premières semaines, chacun des participants a mangé 3 repas par jour du groupe 1 (aliments ultratransformés comme des céréales, muffins, pain blanc ou yogourts aromatisés pour le petit déjeuner, sandwiches de charcuteries pour le diner et croquettes de poulet pour le souper) ou du groupe 2 (aliments peu transformés comme des fruits et légumes frais, œufs, poisson, volaille, grains entiers, noix) (la différence entre les types de repas consommés par les participants peut être visualisée ici). Des collations étaient mises à la disposition des volontaires toute la journée (croustilles, craquelins et barres tendres pour le groupe 1 ou noix, amandes et fruits pour le groupe 2). Pour les deux semaines suivantes, les volontaires sont passés à l’autre régime, c’est-à-dire que ceux qui avaient mangé les aliments ultratransformés étaient maintenant nourris avec les aliments peu transformés et vice versa.
Le résultat le plus spectaculaire de l’étude est que le simple fait d’être exposé aux aliments ultratransformés provoque une hausse très importante de la quantité de calories consommées tout au long de la durée de l’étude (Figure 1). Globalement, cette hausse est d’environ 510 kcal par jour, résultat d’une augmentation de l’apport en glucides (280 kcal /jour) et en gras (230 kcal/ jour) (mais non en protéines).
Figure 1. Comparaison des apports en calories chez les personnes soumises à des régimes composés d’aliments ultratransformés ou peu transformés. Tiré de Hall et coll. (2019).
Une hausse aussi importante de l’apport calorique n’est évidemment pas sans conséquence : la pesée quotidienne des participants montre une augmentation rapide du poids corporel qui atteint 1 kg dès la fin de la première semaine de l’étude (Figure 2). À l’inverse, les personnes qui avaient consommé le régime à base d’aliments peu transformés avaient perdu 1 kg durant la durée de l’étude, résultant en une différence nette de 2 kg avec les personnes nourries avec des aliments ultratransformés. C’est énorme, surtout si l’on considère que ces différences peuvent être observées en deux semaines à peine.
Figure 2. Variation du poids corporel associée à la consommation d’aliments ultratransformés ou peu transformés. Tiré de Hall et coll. (2019).
Pourquoi manger plus ?
Les aliments ultratransformés sont conçus d’abord et avant tout pour provoquer un plaisir sensoriel (apparence, texture) et satisfaire à notre inclination naturelle pour le gras, le sucre et le sel. On aurait donc pu s’attendre à ce que la plus forte consommation de ces aliments par les participants de l’étude soit due au fait qu’ils avaient préféré manger ces repas plutôt que ceux concoctés à partir d’aliments peu transformés. Ce n’est pourtant pas le cas, car le degré de satisfaction des participants à l’égard des deux classes d’aliments était identique, autant au point de vue de l’appétit que du plaisir associé à leur consommation. La principale différence observée entre les deux groupes est que les personnes mangeaient presque deux fois plus rapidement lorsque leurs repas étaient composés d’aliments ultratransformés plutôt que peu transformés (50 kcal/min comparativement à 30 kcal/min). Ceci est probablement dû au fait que les aliments ultratransformés sont généralement plus faciles à mastiquer et à avaler, ce qui permet l’ingestion d’une plus grande quantité de nourriture dans un plus court laps de temps et donc d’un excès calorique. En ce sens, il faut noter que les chercheurs ont observé que les taux sanguins du peptide YY (une hormone qui diminue l’appétit) étaient augmentés chez les personnes qui mangeaient des aliments peu transformés, tandis que les taux de ghréline (une hormone qui stimule l’appétit) étaient diminués. Il est donc possible que la consommation d’aliments ultratransformés dérègle nos mécanismes impliqués dans la satiété, ce qui favorise une surconsommation de nourriture.
Ces observations suggèrent fortement que la consommation d’aliments ultratransformés joue un rôle prédominant dans la hausse vertigineuse de l’incidence de personnes en surpoids à l’échelle mondiale. Il s’agit vraiment d’une avancée majeure, qui a le potentiel de révolutionner notre compréhension des mécanismes responsables de cette épidémie d’obésité. Depuis plusieurs années, l’excès de poids est toujours considéré sous l’angle d’un apport excessif en gras ou en sucre et on ne compte plus le nombre de régimes « miracles » qui promettent des pertes de poids importantes en coupant l’un ou l’autre. Pourtant, comme nous l’avons mentionné dans un autre article, il n’y a pas réellement de différence cliniquement significative quant à l’efficacité des régimes faibles en gras (low-fat) ou en glucides (low-carb) à induire des pertes de poids à long terme. Au lieu de se préoccuper outre mesure des quantités de gras et/ou de sucre ingérées, l’étude du Dr Hall suggère fortement que c’est la source de ces nutriments qui représente le facteur le plus important dans le contrôle du poids corporel. Pour demeurer mince, la clé est donc de manger le plus souvent possible des aliments peu transformés et limiter au minimum la consommation d’aliments industriels ultratransformés. D’autant plus que plusieurs études récentes ont montré que les personnes qui consomment régulièrement ce type d’aliments sont à plus haut risque de maladies cardiovasculaires et de mortalité prématurée.
Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.6 mai 2019
Mis à jour le 4 septembre 2019
Au Canada, tout comme dans la plupart des pays industrialisés, la proportion du temps consacré au travail a considérablement diminué depuis le début du 20esiècle. À cette époque, la plupart des personnes travaillaient aux environs de 3000 heures par année (ce qui correspond à 60-70 heures par semaine), beaucoup plus que les quelque 1800 heures effectuées en moyenne par les travailleurs d’aujourd’hui (Figure 1). Cette diminution de la charge de travail a été particulièrement prononcée en Europe, avec une baisse de 50 % des heures travaillées entre 1870 et 2000 (et même de 60 % dans certains pays comme l’Allemagne ou la Hollande). Parmi les facteurs responsables de cette tendance, il faut mentionner l’importance des mouvements ouvriers, dont les revendications ont permis de limiter les excès et les abus qui étaient fréquents au début de la révolution industrielle (10 à 16 heures de travail par jour, 6 jours par semaine) et de réduire la semaine de travail à un maximum de 40 h.
Figure 1. Diminution du nombre d’heures travaillées annuellement entre 1870 et 2000 au Canada (rouge) et en Europe (noir). Adapté de Huberman et Minns (2007).
Cette diminution de la charge de travail ne touche cependant pas tous les travailleurs : dans certains pays, il existe une proportion significative de personnes qui travaillent encore énormément (plus de 50 h par semaine), une situation qui touche plus d’un travailleur sur cinq en Turquie, au Mexique, au Japon et en Corée (Figure 2). Dans les pays occidentaux (Royaume-Uni et États-Unis) de même qu’en Australie, les longues heures au travail sont également assez fréquentes (environ 15 % des travailleurs), tandis que ce phénomène est beaucoup plus marginal au Canada ainsi que dans les pays européens.

Figure 2. Comparaison de la proportion d’employés ayant travaillé plus de 50 h par semaine en 2016 dans différents pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). Tiré de OECD.Stat.
Il faut aussi noter que depuis les années 1990, la désindustrialisation et la révolution technologique qui ont touché les pays économiquement développés ont favorisé l’émergence d’une nouvelle économie, principalement basée sur les services. Il y a plusieurs conséquences à cette transformation, l’une d’entre elles étant qu’il est devenu courant de travailler plus de 8 heures par jour pour respecter les exigences imposées par le travail. Ce type de situation est particulièrement fréquente chez les travailleurs hautement qualifiés (high-skilled workers) (finance, santé, technologies, etc.), avec plus d’une personne sur cinq qui doit travailler en routine plus de 50 h par semaine (Figure 3). Les travailleurs moins qualifiés qui gagnent de plus petits salaires ne sont cependant pas épargnés pour autant, puisque plusieurs d’entre eux doivent cumuler les emplois à temps partiel pour parvenir à joindre les deux bouts. En d’autres mots, même si la majorité des gens travaillent actuellement moins qu’auparavant, il y a tout de même deux sous-populations de gros travailleurs : les travailleurs très qualifiés, qui doivent travailler de longues heures en échange d’un salaire élevé et/ou pour conserver leur emploi, et les travailleurs peu qualifiés à faible salaire, qui doivent travailler plus longtemps en raison de leur situation financière plus précaire.
Figure 3. Augmentation de la proportion de personnes travaillant beaucoup (50 h par semaine et plus) chez les travailleurs hautement qualifiés d’Europe de l’ouest et d’Amérique du Nord. Tiré de Burger (2015).
Effets sur la santé cardiovasculaire
Une conséquence immédiate des longues heures passées au travail est d’augmenter le niveau de stress, un important facteur de risque de maladies cardiovasculaires. Un des premiers indices en ce sens provient de l’étude INTERHEART, où le stress au travail était associé à un risque deux fois plus élevé de maladie coronarienne, une augmentation du même ordre que celle observée pour des agents stresseurs bien documentés comme le divorce ou la mort d’un proche.
Cet effet néfaste du surmenage sur la santé est particulièrement bien documenté au Japon. La loyauté, le sens du devoir et du sacrifice et le respect de la hiérarchie occupent une place très importante dans la culture nippone; en conséquence, le nombre d’heures passées au travail est considéré comme une preuve de loyauté envers l’entreprise et il est donc très courant de travailler énormément (jusqu’à 60 heures et plus par semaine) pour plaire à ses supérieurs et conserver le respect de ses collègues. Ce « dévouement » extrême à l’entreprise a particulièrement pris de l’ampleur au cours des années 1990 en raison de ce qu’on a appellé la « décennie perdue », caractérisée par une stagnation économique, une baisse des salaires et une plus grande précarité d’emploi.
On a observé au cours de cette période une augmentation importante de la mortalité causée par l’excès de travail, un phénomène connu au Japon sous le nom de karōshi (de karo « surmenage » et shi « mort »). Dans la plupart des cas, ces mortalités prématurées sont une conséquence de l’influence néfaste des longues heures travaillées sur le système cardiovasculaire : par exemple, une analyse des causes responsables de la mortalité de 203 victimes du karōshi a révélé que 60 % d’entre elles étaient décédées d’un AVC (hémorragies méningée ou intracérébrale et infarctus cérébral), 25 % d’insuffisance cardiaque aiguë, 13 % d’un infarctus et 2 % d’une rupture de l’aorte. En plus de ces morts subites cardiaques, il faut aussi mentionner que le surmenage au travail est également une cause importante de suicide (karojisatsu), qui peuvent représenter jusqu’à 12 % des morts volontaires au Japon. Des effets similaires liés à l’excès de travail ont été observés dans d’autres pays asiatiques, notamment en Corée du Sud (gwarosa) ainsi qu’en Chine (guolaosi); dans ce dernier cas, il est devenu courant pour les entreprises chinoises d’instaurer ce qu’on appelle familièrement le « 996 », c’est-à-dire un horaire de travail de 9 h le matin à 9 h le soir, 6 jours par semaine.
Dans les pays occidentaux, une méta-analyse d’études réalisées auprès de 600,000 travailleurs vivant en Europe, en Australie et aux États-Unis a montré une forte association entre les longues heures travaillées et le risque de maladies cardiovasculaires. Cette analyse a révélé que les personnes qui travaillent beaucoup (plus de 55 h par semaine) voient leur risque d’infarctus augmenter d’environ 13 % comparativement à celles qui travaillent 35-40 h par semaine, tandis que le risque d’AVC était quant à lui haussé de 33 %. Ce risque accru d’AVC est déjà observé chez les personnes qui travaillent 41-48 h (10 %), augmente à 27 % chez celles qui travaillent 49-54 h, pour enfin atteindre 33 % chez les très gros travailleurs (55 h et plus). Une étude française a observé un phénomène similaire, c’est-à-dire que les personnes qui travaillent énormément (plus de 10 heures par jours pendant au moins 50 jours durant l’année) voient leur risque d’AVC augmenté de 45 %.
Plusieurs facteurs psychosociaux, comportementaux et biologiques ont été proposés pour expliquer comment le stress peut contribuer à la hausse du risque d’événements cardiovasculaires observée chez les gros travailleurs (Tableau 1). Cependant, il faut noter qu’un lien entre le travail excessif et ces différents facteurs n’a pas été observé dans toutes les études et leur contribution exacte demeure à être clairement établie.
Facteurs | | | Description |
Comportements à risque (tabagisme, excès d’alcool) | | | Les personnes qui travaillent plus de 50 h par semaine sont plus à risque de fumer (Artazcoz et coll. 2009) et de boire des quantités excessives d’alcool (Virtanen et coll. 2015). |
Manque de sommeil | | | Travailler plus de 55 h par semaine est associé à une hausse du risque de dormir insuffisamment (2 fois), d’éprouver de la difficulté à s’endormir (4 fois) et de fatigue au réveil (2 fois). (Virtanen et coll. 2009).
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Hypertension | | | Les personnes qui travaillent plus de 50 h par semaine ont 30 % plus de risque de présenter une pression artérielle élevée (Yang et coll. 2006). |
Sédentarité | | | Le nombre élevé d’heures passées au travail réduit la fenêtre de temps disponible pour d’autres activités, incluant l’exercice. Les études montrent que l’inactivité physique, combinée à un travail sédentaire, augmente le risque de maladies cardiovasculaires (Ekelund et coll. 2016). |
Fatigue et épuisement | | | Les jeunes hommes (< 55 ans) qui ont subi un infarctus aigu du myocarde rapportent fréquemment des épisodes de fatigue excessive et d’épuisement dans la période précédant l’accident coronarien (Sihm et coll. 1991). |
Tension au travail (job strain) | | | La tension au travail, c’est-à-dire une situation où le travailleur est confronté à des exigences élevées, mais sans les ressources adéquates pour les réaliser, est associée à une hausse de 23 % du risque de maladie coronarienne (Kivimäki et coll. 2012) et de 30 % du risque d’AVC (Huang et coll. 2015) |
Fibrillation auriculaire | | | Les personnes qui travaillent de longues heures sont plus à risque de présenter des épisodes de fibrillation auriculaire, un important facteur de risque d’AVC (Kivimäki et coll. (2017). |
Tableau 1. Principaux facteurs pouvant contribuer à la hausse du risque de maladies cardiovasculaires causée par le surmenage au travail.
L’augmentation du risque de fibrillation auriculaire par les longues heures est particulièrement intéressante, car cette arythmie cause la formation de caillots dans l’oreillette gauche qui peuvent atteindre le cerveau et obstruer l’arrivée de sang au cerveau, ce qui pourrait contribuer à la hausse du risque d’AVC observée chez les personnes qui travaillent beaucoup. Cette augmentation de l’incidence de fibrillation auriculaire est principalement observée chez les personnes qui travaillent plus de 50 h par semaine, pouvant atteindre 40 % chez celles qui font plus de 55 heures par semaine (Figure 4). Il faut aussi noter que la surcharge de travail a été associée à d’autres désordres de la coagulation, notamment la thrombose veineuse profonde (hausse de 68 % du risque), une cause importante d’embolie pulmonaire.
Figure 4. Effet du nombre d’heures travaillées sur le risque de fibrillation auriculaire. Tiré de Kivimäki et coll. (2017).
Tension au travail
Un autre facteur qui peut contribuer aux effets négatifs du surmenage est ce qu’on appelle la « tension au travail » (job strain), une forme particulière de stress qui a été à maintes reprises associée à des situations à risque pour la santé cardiovasculaire. Selon le modèle élaboré par Robert Karasek (voir encadré), cette tension au travail se définit comme une situation où les exigences sont élevées et la demande psychologique forte, combinées à une insuffisance de ressources disponibles pour y faire face et une faible latitude décisionnelle. En d’autres mots, une situation où on exige du travailleur une forte productivité, mais sans lui donner les ressources adéquates ou la marge de manœuvre nécessaire. Le risque est encore aggravé si le salarié bénéficie d’un faible soutien social (de ses collègues de travail, par exemple) et/ou si la forte exigence de productivité n’est pas associée à une valorisation du travail effectué (déséquilibre efforts-récompenses). Il va de soi que travailler de longues heures dans un environnement aussi défavorable ne peut qu’avoir un impact négatif sur la santé, autant physique que mentale.
Travail tendu
Une situation de travail est toujours le résultat d’une combinaison de deux facteurs : 1) Une « demande psychologique », c’est-à-dire les exigences imposées par le travail (quantité de travail à réaliser, contraintes de temps, interruptions, demandes contradictoires, etc.); 2) Une « latitude (autonomie) décisionnelle », c’est-à-dire la possibilité de prendre des décisions et d’être créatif, par exemple en ayant la possibilité de choisir comment faire son travail, de participer aux décisions et d’utiliser ses compétences. Selon Karasek, la combinaison de la demande psychologique et de la latitude décisionnelle permet de définir 4 types de situations de travail (voir figure ci-dessous).
La combinaison à risque est celle où la demande psychologique est élevée, soit en raison de la somme de travail à réaliser ou de sa difficulté, combinée à une dévalorisation du travailleur due à sa faible participation aux processus de décision.
En conclusion, l’excès de travail est associé à une hausse légère, mais significative du risque de maladies cardiovasculaires, en particulier les AVC. Il faut cependant noter que les études récentes suggèrent que l’effet du stress psychologique sur la santé cardiovasculaire est plus prononcé chez les personnes qui présentent déjà des anomalies cardiométaboliques. Par exemple, il a été montré que l’association entre la tension de travail et le risque de mortalité prématurée était plus élevée chez les personnes qui ont un historique de diabète, de maladie coronarienne ou d’AVC que chez celles qui n’avaient pas été touchées par ces conditions. Ces personnes à risque présentent généralement plusieurs anomalies métaboliques (glycémie élevée, inflammation, plaques d’athérosclérose) qui augmentent le risque d’événements cardiovasculaires suite à une exposition aux effets du stress de travail (arythmie, hypercoagulation, hypertension, etc.). À l’inverse, les personnes qui travaillent beaucoup, mais qui font régulièrement de l’exercice et sont en bonne forme physique, ne montrent aucune hausse du risque de maladie coronarienne. Comme pour la population en général, les gros travailleurs ont donc tout avantage à adopter un mode de vie globalement sain (poids normal, alimentation riche en végétaux, activité physique régulière) pour réduire les effets du stress sur le risque d’événements cardiovasculaires. Le travail n’a jamais tué personne…qui est en bonne santé.