Bannir les saveurs des liquides de vapotage ? Une bien mauvaise idée.

Bannir les saveurs des liquides de vapotage ? Une bien mauvaise idée.

EN BREF

 

  • En réaction à l’augmentation du nombre de jeunes vapoteurs, Santé Canada a récemment proposé d’interdire la plupart des ingrédients aromatisants des liquides de vapotage.

  • Les données récoltées à San Francisco, où une interdiction de vente de liquides de vapotage aromatisés est en vigueur depuis 2018, montrent pourtant une recrudescence significative du nombre de jeunes ayant fumé la cigarette après l’instauration de cette mesure, ce qui soulève de sérieux doutes sur l’efficacité de cette approche.

  • De plus, l’interdiction des saveurs de vapotage va priver plusieurs milliers de fumeurs adultes du meilleur outil disponible pour cesser de fumer, tel que documenté par plusieurs études cliniques récentes.

  • Le projet d’éliminer du marché les saveurs de vapotage semble donc mal avisé et nous croyons que son application devrait être à tout le moins retardée en attendant de mieux déterminer ses impacts sur les taux de tabagisme, autant chez les jeunes que chez les adultes.

Santé Canada a récemment sollicité des commentaires sur les projets de règlement visant à interdire la plupart des ingrédients aromatisants des liquides de vapotage, à l’exception d’un nombre limité d’ingrédients pour conférer un arôme de tabac ou de menthe/menthol.

Cette proposition s’appuie sur quatre hypothèses :

  • Il y aurait apparemment une « épidémie de vapotage » chez les jeunes Canadiens.
  • Les saveurs des liquides seraient l’un des principaux facteurs ayant contribué à l’augmentation rapide du vapotage chez les jeunes.
  • Les vapoteurs vont développer une dépendance à la nicotine et commencer à fumer la cigarette. Autrement dit, le vapotage serait un tremplin vers le tabac, ce qu’on appelle familièrement « l’effet passerelle ».
  • En conséquence, éliminer les saveurs des liquides de vapotage va décourager l’utilisation de la cigarette électronique et donc aider à prévenir le tabagisme juvénile.

L’objectif de protéger les jeunes du tabac est évidemment louable, mais un examen attentif des données accumulées au cours des dernières années soulève plusieurs doutes sur l’efficacité d’une interdiction des saveurs des liquides de vapotage pour y parvenir.  De plus,  ce projet passe complètement sous silence l’effet potentiellement dévastateur de cette interdiction sur les adultes qui utilisent les cigarettes électroniques aromatisées pour cesser de fumer.  Avant d’éliminer les saveurs de vapotage du marché actuel, il nous semble important de prendre un peu de recul et d’examiner les impacts négatifs potentiels de cette interdiction, autant chez les jeunes que chez les fumeurs adultes.

Le tabagisme juvénile est à un creux historique.  Tout d’abord, il est important de mentionner que nous avons fait des progrès spectaculaires dans la lutte au tabagisme juvénile. On en parle étonnamment très peu, mais le nombre de jeunes du secondaire qui fument régulièrement la cigarette est présentement à un creux historique, avec seulement 3  % de jeunes fumeurs de 15-19 ans en 2020 au Canada , comparativement à plus de 30 % à la fin des années 1990.  Un phénomène similaire est observé dans la plupart des pays industrialisés : à New York, par exemple, il y a présentement seulement 2,4 % de fumeurs  à l’école secondaire (high school) comparativement à 27 % en 2000. Concrètement, cela signifie qu’au cours des 20 dernières années, nous avons réduit de 90 % la proportion de jeunes fumeurs, ce qui est phénoménal.

On peut évidemment souhaiter diminuer encore plus ce nombre, mais il faut tout de même admettre que les efforts des dernières années dans la lutte au tabac ont porté fruit et que nous avons collectivement réussi à faire du tabagisme un comportement marginal, démodé et rejeté par la très grande majorité des jeunes.  Étant donné que plus de 90 % des fumeurs adultes ont commencé à fumer à l’adolescence, cela signifie que la prochaine génération d’adultes sera en très grande partie constituée de non-fumeurs et donc beaucoup moins touchée par les problèmes de santé causés par le tabagisme (le cancer du poumon notamment) que les générations précédentes. Le statu quo actuel représente donc une victoire sans précédent de la lutte au tabagisme.

Peu de jeunes vapotent régulièrement et ceux qui le font sont des fumeurs ou ex-fumeurs.  Le nombre de jeunes qui vapotent a effectivement augmenté au cours des dernières années : les dernières statistiques montrent qu’en 2019, environ 41 % des 16-19 ans avaient essayé au moins une fois ces produits, comparativement à 29 % en 2017. Par contre, il faut absolument mentionner que ce nombre de vapoteurs est gonflé artificiellement par l’inclusion des jeunes qui ont seulement expérimenté la cigarette électronique à quelques occasions. Lorsqu’on restreint l’analyse à ceux qui utilisent la cigarette électronique au moins 20 fois par mois, les données sont beaucoup moins spectaculaires, avec 5,7 % de vapoteurs réguliers (voir notre article à ce sujet).  De plus, la très grande majorité de ces vapoteurs réguliers sont des fumeurs ou des ex-fumeurs, avec à peine 1 % qui n’ont jamais fumé la cigarette.  Au sens strict du terme, il n’y a donc pas d’épidémie de vapotage, d’autant plus que les dernières données américaines indiquent que la proportion de jeunes vapoteurs a diminué de 50 % au cours des deux dernières années, ce qui pourrait indiquer que le vapotage est beaucoup plus une mode passagère qu’une transformation durable des habitudes des jeunes.

Est-ce que ce vapotage chez les jeunes, même s’il n’atteint pas des proportions réellement épidémiques, pourrait tout de même effacer ces progrès et entrainer une recrudescence du tabagisme juvénile?  Les organismes de lutte au tabac semblent penser que oui et c’est pour cette raison qu’ils veulent éliminer les saveurs des liquides de vapotage pour rendre la cigarette électronique moins attrayante pour les jeunes.  Autrement dit, il s’agit ici « d’enlaidir » la cigarette électronique pour diminuer son attrait et son acceptabilité sociale et ainsi éviter que l’exposition à un produit à base de nicotine puisse amener les jeunes à se tourner vers le tabac (effet passerelle).

Cette crainte d’un tremplin vers le tabac est d’une certaine façon similaire à l’ancienne mentalité de la guerre contre la drogue : à l’époque (vers la fin des années 1960), on était convaincu que les consommateurs de drogue étaient irrémédiablement attirés par des produits de plus en plus dangereux. Selon cette croyance, un fumeur de cannabis était à très haut risque de devenir un héroïnomane, un peu comme si une personne attirée par une drogue était incapable de se contrôler et était condamnée à vouloir aller toujours plus loin, quitte à s’autodétruire. On sait maintenant que ces craintes étaient totalement injustifiées et que ce n’est pas parce qu’une personne aime les effets d’une drogue récréative qu’elle devient pour autant irrationnelle.  La légalisation du cannabis est le reflet de ce changement de perception face aux drogues douces.

On peut appliquer le même raisonnement au vapotage : pour quelles raisons un jeune qui aime vapoter déciderait-il « d’aller plus loin » et de se tourner vers une source de nicotine connue pour être nocive, moins savoureuse, plus chère et complètement rejetée par la société comme la cigarette ?  Les données accumulées au cours des dernières années indiquent que c’est effectivement peu probable et que loin d’être un tremplin vers le tabac, la cigarette électronique pourrait au contraire représenter un substitut à la cigarette traditionnelle.

Le vapotage ne mène pas au tabagisme.  Il faut tout d’abord souligner que l’hypothèse de l’effet passerelle est tout à fait incompatible avec la situation actuelle du tabagisme juvénile.  Même si la cigarette électronique est disponible depuis plusieurs années, la réalité est que la proportion de jeunes qui fument la cigarette de tabac ne cesse de diminuer année après année.  L’arrivée de cigarettes électroniques de type « pod mod » (la Juul, par exemple), encore plus performantes en termes d’absorption de la nicotine, n’a pas affecté cette tendance à la baisse du tabagisme chez les jeunes et, au contraire, l’a même accélérée.  Autrement dit, l’« épidémie de vapotage » chez les jeunes, tant décriée par les organismes antitabac, n’a pas entrainé une hausse, mais plutôt une diminution marquée du tabagisme juvénile, chose qui serait évidemment impossible si le vapotage amenait les jeunes à fumer la cigarette.

L’affirmation que le vapotage est un tremplin vers le tabac est basée sur une interprétation erronée des études qui se sont penchées sur cette question.  Ces études montrent que l’utilisation de cigarette électronique est effectivement associée à un risque accru de fumer la cigarette, ce qui peut en apparence sembler valider l’existence d’un effet passerelle.  En réalité, pourtant, il est impossible d’établir un lien direct de cause à effet entre les deux comportements en raison de ce qu’on appelle les « causes communes » (common liabilities):  un jeune attiré par la nicotine va expérimenter plusieurs formes disponibles, sans que cela signifie que l’essai de l’une le pousse vers une autre.

En pratique, les études montrent sans équivoque que la très grande majorité des vapoteurs sont des fumeurs ou ex-fumeurs, avec moins de 1 % de vapoteurs réguliers qui n’ont jamais fumé.  Ceci suggère que s’il y a un effet passerelle, il est plutôt dans la direction inverse (et positive en termes de réduction des dommages causés par le tabac), c’est-dire de la cigarette vers le vapotage.

Le vapotage est un substitut au tabagisme. Qu’on le veuille ou non, la nicotine est depuis longtemps une drogue récréative qui attire un nombre important de jeunes.   Pendant longtemps, le tabac a été la seule source disponible de cette drogue et c’est pour cette raison que les taux de tabagisme juvénile ont atteint des sommets inquiétants jusqu’au début des années 2000.  Ce n’est cependant plus le cas aujourd’hui, du moins dans les pays industrialisés : la cigarette électronique compétitionne maintenant directement avec le tabac et représente en pratique une alternative beaucoup plus attrayante pour les consommateurs de nicotine.

En plus d’avoir meilleur goût (à cause des saveurs ajoutées aux liquides de vapotage) et d’être dépourvues des défauts du tabac fumé (l’odeur, en particulier), un avantage marqué de la cigarette électronique est qu’elle est beaucoup moins nocive pour la santé que la cigarette traditionnelle.  Alors que la combustion du tabac génère plusieurs milliers de composés très toxiques et cancérigènes qui augmentent dramatiquement le risque de développer une foule de pathologies, en particulier les maladies cardiovasculaires et le cancer du poumon, la quantité de la plupart de ces composés est réduite de 99 % dans la vapeur émanant des dispositifs de cigarettes électroniques (voir notre article à ce sujet). Selon plusieurs grandes associations savantes (Public Health England, Académie française de médecine, Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de la médecine des États-Unis), la cigarette électronique est au moins 20 fois moins nocive que le tabac fumé.

Le vapotage possède donc plusieurs avantages concurrentiels face au tabac fumé et c’est pour cette raison que cette nouvelle technologie est en train de s’imposer comme un substitut à la cigarette de tabac chez les consommateurs de nicotine.  Les analyses économiques confirment d’ailleurs ce rôle de substitution, puisqu’une hausse de taxe d’un des produits (tabac ou cigarette électronique) entraine une diminution de la consommation du produit taxé au profit de l’autre. Par exemple, une étude a montré qu’une hausse de la taxe imposée sur la cigarette électronique était associée à une réduction du vapotage et à une hausse parallèle de la vente de cigarettes de tabac. À l’inverse, une hausse équivalente de la taxe sur le tabac entraine une augmentation du nombre de vapoteurs. Les deux produits sont donc des substituts du point de vue économique et c’est pour cette raison qu’une diminution de la compétitivité de la cigarette électronique en raison d’un prix plus élevé se traduit par une augmentation du tabagisme.  Il a été estimé que pour chaque cartouche (pod) de liquide de vapotage qui n’est pas acheté en raison d’une hausse de taxe, 6 paquets supplémentaires de cigarettes de tabac seront vendus. Puisqu’une interdiction des saveurs dans les liquides de vapotage va elle aussi diminuer la compétitivité de la cigarette électronique, on peut craindre qu’un phénomène similaire puisse se produire (voir sections suivantes).

Globalement, ces observations suggèrent que la cigarette électronique peut d’une certaine façon être considérée comme une technologie de rupture, c’est-à-dire une innovation qui a le potentiel de compétitionner avec le tabac et même éventuellement de le remplacer comme principale source de nicotine consommée par la population (ex : les caméras numériques qui ont éliminé les pellicules à développer).

Ceci est très intéressant, dans la mesure où il n’y a généralement jamais de retour en arrière lorsqu’une technologie en supplante une autre.  Pour prendre un exemple simple, le « streaming » a relégué aux oubliettes les clubs de location de films DVD, tout comme le DVD avait auparavant chassé les cassettes VHS du marché.  Il est impensable que l’on retourne un jour vers ces technologies anciennes, tout comme on peut être sûr et certain que le téléphone à cadran ne reprendra jamais la place de nos cellulaires actuels. La cigarette électronique possède donc le potentiel d’éliminer à moyen et long terme la cigarette de tabac, un produit qui, rappelons-le, est responsable chaque année de près de 8 millions de morts prématurées.  Les multinationales du tabac sont parfaitement conscientes de cette évolution du marché et c’est pour cette raison qu’elles se détournent graduellement des cigarettes traditionnelles pour développer des versions électroniques, moins nocives, et  anticipent même une disparition pure et simple de la cigarette traditionnelle dans les 10 à 15 années qui viennent.

L’interdiction des saveurs pourrait causer une hausse du tabagisme juvénile. La principale crainte invoquée pour justifier l’interdiction des saveurs des liquides de vapotage, soit une migration massive des jeunes vapoteurs vers la cigarette traditionnelle, semble donc injustifiée et on peut se questionner sur la pertinence de modifier le statu quo actuel.  D’autant plus qu’il faut envisager que le bannissement des saveurs puisse avoir des effets contraires à ceux recherchés : puisqu’il semble de plus en plus évident que la cigarette électronique est un substitut à la cigarette de tabac, n’y a-t-il donc pas un risque qu’en décourageant le vapotage on pousse les jeunes vapoteurs qui sont plus dépendants à la nicotine vers le tabac ?   Comme le mentionnait récemment Public Health England,  « si une approche rend les cigarettes électroniques moins accessibles, moins agréables au goût ou acceptables, plus chères, moins conviviales pour le consommateur ou moins efficaces sur le plan pharmacologique, alors elle cause des dommages en perpétuant le tabagisme ».

Étant donné que la stratégie de bannir les saveurs de vapotage est assez récente, on ne sait pas encore exactement comment les jeunes réagissent à la disparition de ces saveurs.  Par contre, les données préliminaires sont fort inquiétantes : une étude réalisée dans la région de San Francisco, où une interdiction de vente de liquides de vapotage aromatisés est en vigueur depuis 2018, a récemment montré une recrudescence significative du nombre de jeunes ayant fumé la cigarette après l’instauration de cette mesure, alors que la tendance du tabagisme demeure à la baisse dans d’autres régions des États-Unis où ces saveurs n’ont pas été prohibées (Figure 1).

Figure 1. Impact d’une loi interdisant les saveurs de vapotage sur le tabagisme juvénile.  Tiré de Friedman (2021).  Notez la hausse du nombre d’adolescents ayant fumé la cigarette suite à l’implantation de la loi interdisant les saveurs en 2018 (flèche).

Un sondage réalisé auprès de jeunes adultes de 18-34 dresse un portrait similaire: lorsqu’on demande ce qu’ils feraient si les saveurs de vapotage étaient bannies, 33,2 % ont répondu qu’ils utiliseraient probablement les cigarettes de tabac  comme source de nicotine. Il semble donc exister une proportion significative de jeunes vapoteurs qui pourraient faire vers le saut vers la cigarette de tabac en réponse à la disparition des saveurs de vapotage, ce qui est évidemment l’inverse de l’effet recherché.  À notre avis, si l’objectif du projet de bannir complètement les liquides de vapotage aromatisés est d’empêcher une recrudescence du tabagisme juvénile, ces observations devraient au minimum entrainer un délai dans l’application de cette mesure en attendant de pouvoir confirmer ou non cette tendance à la hausse. Dans un secteur où deux produits sont en compétition directe l’un avec l’autre, toute tentative de rendre l’un des deux produits moins attrayants (en le taxant ou en bannissant les saveurs, par exemple) risque fortement de favoriser l’autre.  Étant donné les effets catastrophiques du tabac sur la santé, il s’agit d’un risque énorme qui mérite d’être soigneusement soupesé.

Les saveurs de vapotage jouent un rôle important pour le sevrage tabagique. Les fumeurs adultes sont les grands oubliés du débat actuel sur la cigarette électronique même s’ils représentent, et de loin, les principaux utilisateurs de ces produits. On parle beaucoup des dangers (très hypothétiques) d’une recrudescence du tabagisme juvénile causée par le vapotage, mais on passe complètement sous silence l’énorme contribution, prouvée cliniquement, de la cigarette électronique comme aide au sevrage tabagique. Dans les essais cliniques randomisés (le standard d’excellence de la recherche clinique), on observe que la cigarette électronique est environ 2 fois plus efficace pour mener au sevrage du tabac que les approches traditionnelles (timbres, gomme). Ceci est particulièrement vrai pour les gros fumeurs, très dépendants, où on observe un taux de succès encore plus impressionnant pour la cigarette électronique, 6 fois plus élevé qu’avec les substituts nicotiniques standards.

Cette efficacité de la cigarette électronique à favoriser le sevrage du tabac n’a rien d’abstrait ou de théorique : les enquêtes révèlent qu’au moins 4,3 millions d’Américains, 2,4 millions de Britanniques et 7,5 millions d’Européens ont cessé de fumer grâce à ces dispositifs, réduisant du même coup drastiquement leur risque de mourir prématurément. Il n’y a donc aucun doute que la cigarette électronique a fortement contribué à la baisse importante du tabagisme adulte à l’échelle mondiale, qui est passé de 23,5 % en 2007 à 19 % aujourd’hui.

L’argument souvent invoqué par les opposants au vapotage, selon lequel il n’est pas prouvé que la cigarette électronique peut aider au sevrage tabagique, ne correspond donc aucunement à la réalité scientifique et à celle vécue par de nombreux ex-fumeurs pour qui cette nouvelle technologie a permis de littéralement sauver leur vie.

Les saveurs des liquides de vapotage sont extrêmement importantes pour permettre aux fumeurs d’adopter la cigarette électronique.  Les enquêtes réalisées à ce sujet montrent que les adultes préfèrent, et de loin, les saveurs de fruits, de desserts et de bonbons à celle du tabac. Les saveurs n’attirent donc pas seulement les jeunes, car pour un fumeur qui cherche à rompre sa dépendance à la cigarette, les liquides de vapotage aromatisés à la saveur de tabac sont bien souvent la dernière chose recherchée. Bannir les saveurs des liquides de vapotage aurait donc comme conséquence directe d’éliminer le principal attrait qu’offrent les cigarettes électroniques, et donc de diminuer le nombre de fumeurs qui pourraient adopter cette méthode pour rompre leur dépendance à la cigarette. Il s’agit selon nous d’un énorme dommage collatéral du projet de prohibition des saveurs, puisque l’acceptabilité d’un produit de substitution à la cigarette est essentielle pour le sevrage. D’ailleurs, une étude a récemment montré que les fumeurs adultes qui commençaient à vapoter des liquides aromatisés (fruit, sucreries, chocolat., etc.) avaient plus de chance de réussir à cesser de fumer que ceux qui utilisaient les saveurs de tabac.

Pour l’ensemble de ces raisons, il nous semble que bannir les saveurs de vapotage est une bien mauvaise idée. L’efficacité de cette mesure pour enrayer le vapotage chez les jeunes est questionnable (les saveurs ne sont qu’un des facteurs qui incitent au vapotage) et il est certain qu’elle aura des impacts négatifs chez les fumeurs adultes en éliminant une alternative au tabac. Il faut mentionner aussi qu’une diminution du nombre d’adultes qui cessent de fumer a un impact négatif sur les jeunes, non seulement parce que le tabagisme des parents est le principal facteur de risque lié à l’initiation du tabagisme chez les enfants et les adolescents, mais aussi en raison des traumatismes psychologiques causés par les maladies et/ou les décès attribuables au tabac des adultes de leur entourage.

Les désaccords sur la question du vapotage reflètent l’évolution de deux grands courants de pensée dans la lutte au tabac. D’un côté, il y a ce qu’on pourrait appeler les « abstentionnistes » ou prohibitionnistes, pour qui la seule façon de diminuer le tabagisme est l’abstinence complète de n’importe quel produit qui contient de la nicotine, même lorsqu’il est bien documenté que ces produits sont beaucoup moins dommageables que le tabac fumé. Chercher à réduire le nombre de vapoteurs en prohibant les saveurs, en dépit du fait que ces produits sont beaucoup moins dangereux que le tabac, est un bon exemple de cette approche du « tout ou rien ». En pratique, on ne parle plus ici seulement de lutte au tabac, mais plutôt d’un combat plus général contre la nicotine en tant que drogue récréative, même si cette drogue n’a pas d’effets majeurs sur la santé en tant que telle.

De l’autre côté, on retrouve les « pragmatiques » qui s’intéressent beaucoup plus aux résultats concrets (baisse des maladies et de la mortalité liées au tabac) qu’aux moyens d’y arriver.  Dans cette approche, la cigarette demeure l’ennemi à vaincre et tout ce qui peut réduire les dommages causés par la combustion du tabac est valorisé, surtout lorsque les données expérimentales montrent clairement une baisse de la toxicité, comme c’est le cas pour la cigarette électronique.  Les Britanniques sont les chefs de file de cette approche de réduction des dommages (harm reduction) et la santé publique de ce pays (Public Health England) encourage fortement tous les fumeurs à migrer vers la cigarette électronique.

Je crois fermement que cette approche pragmatique de réduction des dommages causés par le tabac est la meilleure. L’abstinence est une belle vertu en théorie, mais la réalité est que plusieurs fumeurs sont extrêmement dépendants de la cigarette et sont absolument incapables de cesser de fumer sans un substitut leur permettant d’absorber une quantité de nicotine équivalente à celle retrouvée dans le tabac.  Je ne compte plus le nombre de mes patients qui avaient tout tenté, sans succès, pour vaincre leur dépendance au tabac, jusqu’au jour où ils ont essayé la cigarette électronique et y sont finalement parvenus.  Un succès qui a été dans plusieurs cas une véritable question de vie ou de mort, car il n’y a pas de doute que plusieurs d’entre eux seraient aujourd’hui décédés s’ils n’étaient pas parvenus à cesser de fumer.  Il serait extrêmement dommage que la panique morale soulevée par la hausse du nombre de jeunes vapoteurs fasse en sorte que les fumeurs adultes qui doivent composer avec une très forte dépendance au tabac soient privés du meilleur outil identifié jusqu’à présent pour cesser de fumer, soit le vapotage de saveurs autre que le tabac.

 

 

 

La viande cultivée bientôt dans nos assiettes ?

La viande cultivée bientôt dans nos assiettes ?

EN BREF

  • Pour préserver l’environnement planétaire et produire suffisamment de nourriture pour suffire à la demande mondiale grandissante, les experts sont d’avis qu’il faudra dans l’avenir réduire l’élevage du bétail et la consommation de viande conventionnelle.
  • La viande cultivée est présentée comme une solution de remplacement durable à la viande d’élevage pour ceux qui veulent protéger l’environnement, mais qui ne souhaitent pas devenir végétariens.
  • Pour que la viande cultivée puisse être consommée à grande échelle, les techniques de production et l’acceptabilité sociale devront faire des progrès importants.

Il y a aujourd’hui 7,3 milliards d’êtres humains sur notre planète et il est prévu qu’il y en aura 9 milliards en 2050. L’organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime qu’en 2050, 70 % plus de nourriture sera requise pour combler la demande de la population croissante. Cela constitue un grand défi à cause des ressources et des terres arables qui ne sont pas illimitées. La production de viande (particulièrement celles de bœuf et de porc) est la plus gourmande en ressources et les experts sont d’avis qu’il ne serait pas responsable, voire même possible, de continuer à produire de plus en plus de ces aliments. Même si la consommation de viande diminue dans les pays développés, elle augmente au niveau mondial parce que les consommateurs des pays en voie de développement s’enrichissent et que la viande est considérée par la nouvelle classe moyenne de ces pays comme une nourriture luxueuse et désirable.

Parmi les solutions proposées pour se sortir de cette impasse, il y a la viande cultivée (ou viande de culture) qui est présentée comme une alternative durable à la viande d’élevage pour ceux qui veulent protéger l’environnement, mais qui ne souhaitent pas devenir végétariens. Notons que certains experts considèrent que la viande cultivée pose certains problèmes et qu’elle ne serait pas une alternative viable à la viande conventionnelle (voir ici et ici). Nous y reviendrons un peu plus loin dans le texte.

Comment la viande est-elle cultivée ?
Pour cultiver de la viande, il faut d’abord obtenir un échantillon de muscle d’un animal adulte vivant (par biopsie, sous anesthésie) et isoler une sous-population de cellules dites « souches » ou « satellites ». Ces cellules souches participent à la régénération du muscle et ont la capacité de se différencier en cellules musculaires proprement dites. Les cellules souches musculaires sont ensuite cultivées dans des bioréacteurs en présence d’un milieu nutritif contenant des facteurs de croissance qui induisent une prolifération rapide. Les cellules sont ensuite transformées en cellules musculaires qui forment des structures nommées « myotubes » d’au plus 0,3 mm de longueur et assemblées mécaniquement en tissu musculaire et ultimement en viande hachée ou en « steak » artificiel.

Utilisation problématique du sérum de veau fœtal et des stimulateurs de croissance
Le meilleur milieu de culture pour cultiver les cellules contient du sérum de veau fœtal, obtenu à partir du sang du fœtus après abatage d’une vache enceinte. La procédure utilisée habituellement (ponction cardiaque sur le fœtus de veau encore vivant) est jugée cruelle et inhumaine par plusieurs. Cela constitue un problème puisqu’il faudrait produire un grand nombre de veaux pour suffire à la demande de culture de viande à grande échelle, et cette utilisation est inacceptable pour les végétariens, les végétaliens et les adeptes du végétalisme intégral (véganisme). Il est heureusement maintenant possible, à l’échelle du laboratoire, de faire croître les cellules musculaires sans utiliser de sérum de veau fœtal. Il restera à appliquer la culture sans sérum à l’échelle industrielle. Pour remplacer le sérum de veau fœtal, l’industrie devra utiliser des facteurs et hormones de croissance qui devront être produits à une échelle industrielle. L’utilisation de stimulateurs de croissance est interdite dans l’Union européenne pour la production conventionnelle de viandes ; or on ne peut pas cultiver de la viande sans utiliser ces facteurs et hormones de croissances. La surexposition à certains stimulateurs de croissance peut avoir des effets nuisibles à la santé humaine, mais c’est un sujet de débat et plusieurs pays approuvent l’utilisation encadrée de stimulateurs en production animale (voir cet article de synthèse de l’INSPQ).

De la cellule au steak
Le muscle (viande) véritable est constitué de fibres musculaires organisées en faisceaux, de vaisseaux sanguins, nerfs, tissus conjonctifs, adipocytes (cellules graisseuses). Le simple fait de produire des cellules musculaires animales n’est donc pas suffisant pour recréer la viande. Voilà pourquoi en 2013 le premier plat préparé à partir de viande cultivée était une simple galette de type burger. Les industries qui développent la viande cultivée doivent maintenant tenter de recréer une structure en 3D qui ressemblera autant que possible à la viande véritable, une tâche qui s’avère difficile. Il s’agit de recréer l’expérience gustative associée à la consommation d’un steak, d’une cuisse de poulet ou d’une crevette.

Les chercheurs ont fait récemment des progrès et réussi à créer de petits échantillons de viande cultivée qui imitent la viande véritable. En utilisant une nouvelle approche, un groupe de recherche japonais a réussi à faire croître des cellules musculaires de bœuf en de longs filaments alignés en une seule direction, une structure qui ressemble beaucoup aux fibres musculaires. Lorsque ces cellules cultivées ont été stimulées par un courant électrique, les filaments se sont contractés, de manière similaire aux fibres musculaires. Les chercheurs de l’Université de Tokyo sont jusqu’à maintenant parvenus à produire des morceaux de viande cultivée de quelques grammes tout au plus. Le défi suivant sera de réussir à produire des morceaux de viande cultivée plus gros, soit jusqu’à 100 g, et à introduire d’autres tissus (vaisseaux sanguins, cellules graisseuses) afin d’imiter la viande de manière plus convaincante. Il est à noter que le milieu de culture utilisé dans cette étude contenait du sérum de veau fœtal, un ingrédient qui ne pourra pas être utilisé industriellement pour des raisons éthiques et économiques, comme nous l’avons indiqué plus haut.

De la viande de poulet cultivée
L’agence réglementaire sur les aliments à Singapour a approuvé en 2020 la vente de viande cultivée par l’entreprise américaine Eat Just. C’était la première fois que la vente de viande cultivée était permise par un état. Eat Just cultive de la viande de poulet en utilisant un procédé qui ne requiert pas d’antibiotiques. Cette viande cultivée est sécuritaire puisqu’elle contient de très faibles niveaux de bactéries, beaucoup moins que la viande de poulet conventionnelle. La viande de poulet cultivée contient un peu plus de protéines, a une composition en acides aminés plus variée, et contient plus de gras mono-insaturés que la viande conventionnelle. Les cellules musculaires sont cultivées dans des bioréacteurs de 1200 litres et combinées par la suite avec des ingrédients d’origine végétale, pour faire des croquettes de poulet. Le procédé approuvé par Singapour utilise du sérum de veau fœtal, mais Eat Just prévoit utiliser un milieu de culture sans sérum dans leurs prochaines productions.

Estimation du coût environnemental de la viande cultivée
La production de viande cultivée offre de nombreux avantages environnementaux, en comparaison à la viande conventionnelle, selon une étude publiée en 2011. Elle permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 78 à 96 %, d’utiliser 7 à 45 % moins d’énergie et 82 à 96 % moins d’eau, selon le type de produit. Par contre, une étude plus récente et rigoureuse suggère qu’à long terme, l’impact de la viande cultivée sur l’environnement pourrait être plus important que celui associé à l’élevage. La production de viande cultivée va certes réduire le réchauffement climatique à court terme puisque moins de GES sera émis comparé à l’élevage du bétail. À très long terme cependant (c.-à-d. dans plusieurs centaines d’années), les modèles prédisent que cela ne serait pas nécessairement le cas, parce que le principal GES généré par le bétail, le méthane (CH4), ne s’accumule pas dans l’atmosphère contrairement au CO2 qui est pratiquement le seul GES généré par la viande cultivée. Une autre étude qui s’appuie sur les données provenant de 15 entreprises impliquées dans la production de viande cultivée conclut que celle-ci est moins dommageable pour l’environnement que la production de viande de bœuf, mais qu’elle a un impact plus important sur l’environnement que la production de viande de poulet, de porc et de « viande » végétale. Pour que le score environnemental de la viande cultivée soit plus favorable que celui des produits conventionnels, il faudrait que l’industrie n’utilise que de l’énergie durable.

Coût de la viande cultivée
Le premier burger de viande de bœuf cultivée a été produit en 2013 par un laboratoire néerlandais pour un coût estimé à 416 000 $ US. En 2015 le coût de production (à l’échelle industrielle) a été réduit à environ 12 $, et il est prévu que le prix pourrait être le même que celui de la viande conventionnelle d’ici une dizaine d’années. Les croquettes de poulet cultivé produites par Just Eat coûtaient chacune 63 $ à produire en 2019. Il reste donc du chemin à faire par les industries pour que la viande cultivée devienne suffisamment abordable pour que les consommateurs puissent en consommer sur une base régulière.

La viande cultivée : une alternative pour les Canadiens ?
Selon un sondage réalisé à l’université Dalhousie en 2018 auprès de 1027 Canadiens, 32,2 % des répondants prévoyaient réduire leur consommation de viande durant les 6 prochains mois. Cependant, la viande cultivée est peu populaire auprès des Canadiens puisque seulement 18,3 % des personnes consultées ont déclaré que ce nouveau type de « viande » représentait pour eux une alternative à la viande véritable. Il y a cependant de l’espoir puisque les consommateurs plus jeunes (40 ans et moins) semblent plus nombreux (34 %) à considérer la viande cultivée comme une alternative.

La viande cultivée remplacera-t-elle un jour la viande conventionnelle dans nos assiettes ? Bien qu’il reste des progrès à faire avant que cela ne soit possible, tant au niveau de la production que de l’acceptabilité sociale, on peut espérer que les efforts importants qui sont investis aboutiront à des résultats d’ici une dizaine d’années. Idéalement, pour notre santé et celle de la planète, il faudra réduire notre consommation de viande (de toute nature) et nous nourrir principalement de végétaux, comme c’est le cas pour le régime méditerranéen et d’autres régimes alimentaires traditionnels.

Les impacts environnementaux associés à la production de nourriture

Les impacts environnementaux associés à la production de nourriture

EN BREF

  • La production de nourriture est responsable d’environ 25 % des gaz à effet de serre émis annuellement, avec la moitié de ces GES qui provient de l’élevage des animaux, principalement sous forme de méthane.
  • Le secteur agricole est également une source importante de particules fines responsables de la pollution atmosphérique, la majorité de ces polluants provenant de l’ammoniac généré par l’élevage des animaux.
  • Globalement, une réduction de la consommation de produits animaux, particulièrement ceux issus de l’élevage bovin, est donc absolument incoutournable pour limiter le réchauffement climatique et améliorer la qualité de l’air.

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC ou, en anglais, Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC) confirme que, si rien n’est fait,  l’acumulation constante de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère va provoquer au cours du prochain siècle une hausse des températures supérieure à 1,5oC par rapport au niveau préindustriel, soit la cible visée par l’Accord de Paris pour limiter au minimum les effets négatifs du réchauffement climatique. Il y a donc urgence de diminuer drastiquement l’émission de ces gaz si on veut éviter que les conséquences de ce réchauffement, déjà visibles aujourd’hui, ne deviennent hors de contrôle et causent une augmentation de l’incidence d’événements climatiques extrêmes (sécheresses, vagues de chaleur, ouragans, feux de forêt), perturbent la vie sur Terre (extinction d’espèces, chute des rendements agricoles, hausse des maladies infectieuses, conflits armés) et augmentent l’incidence de plusieurs maladies liées aux chaleurs excessives.

Gaz carbonique et autres

Le principal gaz à effet de serre est le gaz carbonique (CO2), dont la concentration atteint maintenant 417 ppm, soit environ deux fois plus qu’à l’époque préindustrielle. Il faut cependant noter que d’autres gaz, même s’ils sont présents en quantités moindres, contribuent également au réchauffement planétaire : ces gaz, comme le méthane ou certaines molécules utilisées à des fins industrielles, captent la chaleur de façon beaucoup plus importante que le CO2 et possèdent donc un potentiel de réchauffement global (PRG) supérieur au CO2.  Par exemple, une tonne de méthane possède un PRG 28 fois plus élevé qu’une tonne de CO2 sur une période 100 ans, tandis que le PRG de certains gaz industriels comme l’hexafluorure de soufre peut atteindre presque 25,000 fois celui du CO2 (Tableau 1).  Autrement dit, même si plusieurs de ces gaz sont présents en quantités infimes, de l’ordre de quelques parties par milliard (10-9) ou même par billion (10-12), leur émission équivaut à plusieurs fois celle de CO2 et contribue donc significativement au réchauffement.

Tableau 1. Potentiel de réchauffement global de différents gaz à effet de serre1 Les valeurs sont pour l’année 2018, sauf pour le CO2 qui est pour 2020. Tiré de l’ Agence de protection environnementale (EPA) des États-Unis.2 Calculé pour une période 100 ans. Tiré de Greenhouse Gas Protocol. *ppm (part per million)= partie par million (10-6); **ppb (part per billion) = partie par milliard (10-9); ***ppt (part per trillion) = partie par billion (10-12).

Pour calculer cette contribution aux émissions globales de gaz à effet de serre, la méthode généralement utilisée consiste à convertir ces émissions en équivalents de CO2 (CO2eq) en multipliant leur quantité dans l’atmosphère par leur PRG respectif. Par exemple 1 kg de SF6 équivaut à 23,500 kg (23,5 tonnes) de CO2 (1 kg x 23,500 = 23,500 CO2eq), tandis qu’il faut 1000 kg de méthane pour atteindre une quantité équivalente de CO2 (1000 kg x 28 = 28,000 CO2eq). Lorsqu’on applique cette méthode à l’ensemble des gaz, on estime que 75 % des émissions de gaz à effet de serre sont sous forme de CO2, le reste provenant du méthane (17 %), de l’oxyde nitreux (protoxyde d’azote) (6 %) et des différents gaz fluorés (2 %) (Figure 1).  Figure 1. Répartition des émissions de gaz à effet de serre. Adapté de Ritchie et Roser (2020).

Sources d’émissions

L’utilisation des énergies fossiles pour soutenir les activités humaines (transport, production d’électricité, chauffage, différents procédés industriels) représente la principale source de gaz à effet de serre, comptant pour environ les trois quarts des émissions totales (Figure 2).  Cette énorme « empreinte carbone » implique que la lutte au réchauffement climatique nécessite forcément une transition vers des sources d’énergie plus « propres », notamment en ce qui concerne le transport et la production d’électricité. C’est particulièrement vrai dans un pays comme le Canada, où nous émettons en moyenne 20 tonnes de CO2eq par personne par année, ce qui nous classe, avec les États-Unis et l’Australie, parmi les pires producteurs de GES dans le monde (le Québec fait quant à lui meilleure figure, avec environ 10 tonnes de CO2eq par personne par année).

Figure 2. Contribution du secteur alimentaire à la production annuelle de gaz à effet de serre.  Adapté de Ritchie et Roser (2020).

Un autre secteur d’activité qui contribue significativement aux émissions de gaz à effet de serre, mais dont on entend pourtant beaucoup moins parler, est la production de nourriture.  On estime en effet qu’environ 25 % de l’ensemble de ces gaz provient de la production et la distribution des aliments, une proportion qui grimperait à 33 % lorsqu’on tient compte du gaspillage alimentaire. Le secteur alimentaire impliqué dans la production de protéines animales est responsable à lui seul de la moitié de ces émissions de GES liées à la nourriture, principalement en raison du méthane produit par le bétail et l’aquaculture (31%) (voir l’encadré). L’élevage du bétail requiert également de grands espaces, créés dans certains cas par une déforestation massive (en Amazonie, par exemple) qui élimine d’énormes surfaces de végétaux pouvant séquestrer le CO2.  L’élevage requiert également de grandes quantités de plantes fourragères et donc l’utilisation d’engrais azotés pour accélérer la croissance de ces plantes. Le CO2 et l’oxyde nitreux relâché dans l’atmosphère lors de la production de ces engrais s’ajoutent donc au bilan de GES générés par l’élevage.

D’où vient le méthane ?

Le méthane (CH4) est le produit final de la décomposition de la matière organique. La méthanogenèse est rendue possible par certains microorganismes anaérobies du domaine des archées (les méthanogènes) qui réduisent le carbone, présent sous forme de CO2 ou de certains acides organiques simples (l’acétate, par exemple) en méthane, selon les réactions suivantes :

CO+ 4 H2 → CH4 + 2 H2O

CH3COOH → CH4 + CO2

Le méthane généré par l’élevage provient principalement de la fermentation des produits carbonés à l’intérieur du système digestif des ruminants. Chez ces animaux, la digestion de la matière végétale génère des acides gras volatils (acétate, propionate, butyrate), qui sont absorbés par l’animal et utilisés comme source d’énergie, et mènent en parallèle à la production de méthane, aux environs de 500 L par jour par animal, celui-ci étant en majeure partie relâché par la bouche de l’animal.  On estime que globalement, le bétail émet environ 3,1 Gigatonnes de CO2-eq sous forme de méthane, ce qui représente presque la moitié de l’ensemble des émissions de méthane d’origine anthropogénique.

L’aquaculture est une autre forme d’élevage en pleine expansion, représentant maintenant plus de 60 % de l’apport global en poisson et fruit de mer de l’alimentation humaine. Bien que les émissions de GES de ce secteur soient encore très inférieures à celles liées au bétail, les mesures récentes indiquent néanmoins une forte augmentation de son potentiel de réchauffement global, principalement en raison d’une hausse de la production de méthane. Dans ces systèmes, les sédiments accumulent les résidus de nourriture utilisée pour la croissance des poissons et fruits de mer ainsi que les excréments générés par ces animaux. La transformation de cette matière organique mène à la production de méthane qui peut par la suite diffuser dans l’atmosphère.

Mentionnons enfin que la majorité des systèmes d’aquaculture sont situés en Asie, où ils sont souvent établis dans des régions précédemment occupées par les mangroves, ces écosystèmes situés le long des côtes et deltas des régions tropicales.  La destruction de ces mangroves (très souvent pour l’élevage de crevettes) est très dommageable pour le réchauffement planétaire, car les forêts de mangroves emmagasinent collectivement environ 4 milliards de tonnes de CO2 et leur élimination a donc un impact concret sur le climat.

Une bonne façon de visualiser l’impact de l’élevage sur la production de GES est de comparer les émissions associées à différents aliments d’origine animale et végétale en fonction de la quantité de protéines contenues dans ces aliments (Figure 3). Ces comparaisons montrent clairement que les produits dérivés de l’élevage, la viande de bœuf en particulier, représentent une source beaucoup plus importante de GES que les végétaux : la production de 100 g de protéines de bœuf, par exemple, génère en moyenne 100 fois plus de GES que la même quantité de protéines provenant des noix ou des légumineuses. Cela est vrai même pour la viande de bœuf produit de façon traditionnelle, c’est-à-dire provenant d’animaux qui se nourrissent exclusivement d’herbe : ces animaux croissent plus lentement et donc  émettent du méthane pendant une plus grande période, ce qui annule les bénéfices qui pourraient être associés à la séquestration du CO2 par l’herbe qui leur sert de nourriture. Figure 3.  Comparaison des niveaux de GES générés lors de la production de différentes sources de protéines. D’après Poore et Nemecek (2018), tel que modifié par Eikenberry (2018).

Ces énormes différences de GES associés à la production des aliments de notre quotidien montrent donc clairement que nos choix alimentaires peuvent avoir une influence significative sur le réchauffement planétaire.  Puisque la majeure partie des émissions des GES proviennent de l’élevage, il est évident que c’est la réduction de la consommation de viande, et des produits d’origine animale dans son ensemble, qui aura le plus d’impact positif.  Ces bénéfices peuvent être observés même lors d’une diminution assez modeste de l’apport en viande, comme dans l’alimentation méditerranéenne, ou simplement par la substitution des produits issus des ruminants (viande de bœuf et produits laitiers) par d’autres sources de protéines animales (volailles, porc, poisson) (Figure 4).   Évidemment, une réduction plus draconienne de l’apport en viande est encore plus bénéfique, que ce soit par l’adoption d’une alimentation flexitarienne (apport élevé en végétaux, mais peu de viande et de produits d’origine animale), végétarienne (pas de produits animaux, à l’exception des œufs, produits laitiers et parfois de poissons) et végétalienne (aucun produit d’origine animale). Ceci reste vrai même si les végétaux consommés proviennent de l’étranger et parcourent parfois de longues distances, car contrairement à une idée reçue, le transport compte pour une faible proportion (moins de 10 %) des GES associés à un aliment donné. Figure 4. Potentiel d’atténuation des émissions de GES par différents modes d’alimentation. Adapté de IPCC (2019).

Il est impossible de décarboniser complètement la production de nourriture, surtout dans un monde où il y a plus de 9 milliards d’individus à nourrir quotidiennement. Par contre, il n’y a aucun doute qu’on peut réduire significativement cette empreinte GES de l’alimentation en diminuant la consommation de produits issus des ruminants, comme la viande de bœuf et les produits laitiers.  Ceci est extrêmement important, car le statu quo est intenable : selon des modèles récents, même si les émissions de GES provenant des énergies fossiles cessaient immédiatement, on ne réussirait tout de même pas à atteindre l’objectif d’un réchauffement maximal de 1,5oC en raison des émissions produites par le système de production de nourriture actuel.

Un autre aspect qu’on néglige souvent de mentionner est à quel point cet impact positif  d’une réduction des produits de l’élevage bovin peut être rapide et significatif : même si le méthane est un GES presque 30 fois plus puissant que le CO2, sa vie dans l’atmosphère est de beaucoup plus courte durée, environ 10-20 ans vs plusieurs milliers d’années pour le CO2. Concrètement, cela signifie qu’une baisse immédiate des émissions de méthane, par exemple suite à une diminution drastique de la consommation de viande de bœuf et de produits laitiers, peut avoir des effets mesurables sur les niveaux de GES dans les années qui suivent et représente donc la façon la plus rapide et efficace de ralentir le réchauffement planétaire.

Pollution alimentaire

En plus de participer aux émissions globales de GES, un autre impact environnemental de la production de nourriture est sa contribution à la pollution atmosphérique.  Cet impact négatif du secteur alimentaire ne doit pas être négligé, car si l’influence du réchauffement climatique causé par les GES se fera surtout sentir à moyen et plus long terme, les polluants atmosphériques ont quant à eux un effet immédiat sur la santé : la pollution de l’air représente actuellement la 7e cause de mortalité prématurée à l’échelle mondiale, étant directement responsable d’environ 4 millions de décès annuellement (Figure 5). Dans certains pays, les États-Unis par exemple, on estime que l’agriculture et l’élevage seraient responsables d’environ 20 % de cette mortalité liée à la pollution atmosphérique. Figure 5. Principales causes de mortalité prématurée à l’échelle mondiale. Notez que la pollution atmosphérique est le seul facteur de risque d’origine environnementale, non lié au mode de vie.  Tiré de GBD 2016 Risk Factors Collaborators (2016).

Ce sont surtout les particules fines de de 2,5 microns et moins (PM2,5) qui sont responsables de ces impacts négatifs de la pollution atmosphérique sur la santé.  En raison de leur petite taille, ces particules pénètrent facilement les poumons jusqu’aux alvéoles pulmonaires où elles passent directement aux vaisseaux sanguins pulmonaires puis à toutes les artères du corps. Elles y produisent alors une réaction inflammatoire et un stress oxydatif qui endommagent l’endothélium vasculaire, cette fine couche de cellules qui recouvre la paroi interne des artères et qui assure leur bon fonctionnement. Les artères se dilatent donc moins facilement et ont donc plus tendance à se contracter, ce qui nuit à la circulation normale du sang. Pour toutes ces raisons, ce sont les maladies cardiovasculaires (maladies coronariennes et AVC) qui représentent la principale conséquence de l’exposition aux particules fines, étant à elles seules responsables d’environ 80 % de l’ensemble des décès causés par la pollution de l’air ambiant (Figure 6). Figure 6. Répartition des décès prématurés (en millions) causés par les particules fines PM2.5. Notez la prédominance des maladies cardiovasculaires comme cause de mortalité liée à la pollution atmosphérique.  Adapté de Lelieveld et coll. (2015).

Particules primaires et secondaires

Les particules fines peuvent être émises directement par les sources polluantes (PM2,5 primaires) ou encore de façon indirecte, suite à la combinaison de plusieurs particules distinctes présentes dans l’atmosphère (PM2.5 secondaires) (Figure 7). Une grande partie des PM2.5  primaires sont sous forme de carbone suie (aussi appelé carbone noir), produites par la combustion incomplète de combustibles fossiles (diesel et charbon, surtout) ou de biomasses (feux de forêt, par exemple). Le carbone suie est également associé à divers composés organiques (hydrocarbures aromatiques polycycliques), d’acides, de métaux, etc. qui contribuent à sa toxicité après l’inhalation. Ces particules peuvent être transportées en altitude sur de très longues distances et, une fois déposées, être remises en suspension sous l’action du vent. En zone urbaine, cette remise en suspension s’effectue également sous l’action du trafic routier.  Ces turbulences associées au trafic automobile sont également responsables de la production d’une autre classe de PM2.5 primaires, les poussières.

Les PM2.5 secondaires, quant à elles, sont formées à partir de précurseurs comme le dioxyde de soufre (SO2), les oxydes d’azote (NOx), différents composés organiques volatils contenant du carbone (carbone organique) ainsi que l’ammoniac (NH3). Les réactions chimiques qui gouvernent l’interaction entre ces différentes substances volatiles pour former les particules fines secondaires sont extraordinairement complexes, mais mentionnons seulement qu’il est bien établi que la présence de l’ion ammonium (NH4+), dérivé de l’ammoniac (NH3), neutralise la charge négative de certains gaz et favorise ainsi leur agrégation sous forme de particules fines (Figure 7). La présence de NH3 dans l’atmosphère représente donc souvent une étape limitante dans la formation de ces particules fines secondaires et une réduction de ces émissions peut donc avoir des effets concrets sur l’amélioration de la qualité de l’air. Figure 7. Représentation schématique des mécanismes de formation des particules fines PM2.5.

C’est d’ailleurs ce rôle important de l’ammoniac dans la formation des particules fines secondaires qui explique la contribution du secteur de la production de la nourriture à la pollution atmosphérique.  L’agriculture et l’élevage sont en effet responsables de la quasi-totalité des émissions anthropogéniques d’ammoniac, une conséquence de l’élevage intensif du bétail, de l’épandage des fumiers et lisiers et de la production industrielle d’engrais azotés.

Une étude américaine illustre bien cette contribution de l’ammoniac d’origine agricole aux impacts négatifs de la pollution atmosphérique sur la santé.  Dans cette étude, les chercheurs montrent que sur les quelque 18,000 décès causés annuellement par la pollution dérivée du secteur agricole, la grande majorité (70%) de ces décès sont une conséquence des émissions d’ammoniac (et donc des PM2.5 secondaires), tandis que l’émission de PM2.5 primaires, provenant du labourage, de la combustion des résidus agricoles et de la machinerie, est responsable du reste. Puisque la grande majorité des émissions d’ammoniac proviennent des excréments d’animaux et de l’utilisation d’engrais naturels (fumier et lisier) ou de synthèse pour cultiver la nourriture de ces animaux, il n’est pas étonnant que ce soit la production des aliments issus de l’élevage qui est la principale responsable des décès attribuables à la pollution d’origine agricole (Figure 8).   Figure 8. Répartition des décès causés annuellement par les PM2,5 provenant du secteur agricole aux États-Unis.  Notez que 70% de la mortalité est attribuable aux produits issus de l’élevage, principalement en raison de l’ammoniac généré par les animaux ainsi que par l’épandage de fumiers, de lisiers et d’engrais synthétiques pour la culture de plantes fourragères (maïs, soja). Tiré de Domingo et coll. (2021).

Lorsqu’on compare l’impact de différents aliments pour une même quantité de produit, on voit immédiatement que la production de viande rouge est particulièrement dommageable, étant responsable d’au moins 5 fois plus de décès que celle de la volaille, 10 fois plus que celle de noix et de graines et au moins 50 fois plus que celle d’autres végétaux comme les fruits et les légumes (Figure 9).

Figure 9. Comparaison de la mortalité liée aux PM2,5 selon le type d’aliment. Tiré de Domingo et coll. (2021).

En somme, que ce soit en termes de diminution de l’émission de GES ou des problèmes de santé associés à la pollution atmosphérique, l’ensemble des études montrent de façon sans équivoque qu’une réduction des dommages environnementaux causés par la production de nourriture passe obligatoirement par une diminution de la consommation de produits d’origine animale, en particulier ceux provenant de l’élevage bovin.  Un changement d’autant plus profitable que la réduction de l’apport en aliments d’origine animale, combinée à une augmentation de la consommation de végétaux est bénéfique pour la santé et pourrait éviter environ 11 millions de décès prématurés annuellement, soit une diminution de 20 %.