Dr Martin Juneau, M.D., FRCP

Cardiologue, directeur de l'Observatoire de la prévention de l'Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention Watch, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.

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11 Décembre 2017
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Le point sur la cigarette électronique comme outil de réduction des dommages liés au tabagisme

Les produits de tabac non combustible comme la cigarette électronique sont beaucoup moins nocifs que la cigarette traditionnelle et représentent donc une option intéressante pour diminuer les ravages causés par le tabagisme.  Pourtant, l’utilisation de ces produits continue d’être déconseillée par la majorité des organismes de lutte au tabac et de nombreuses informations erronées circulant dans les médias populaires vont même jusqu’à suggérer qu’ils sont aussi ou même plus néfastes que la cigarette. Cette « diabolisation » de la cigarette électronique fait en sorte que je rencontre de plus en plus fréquemment des fumeurs qui refusent de faire la transition vers ces produits en croyant, à tort, qu’ils ne représentent pas une alternative moins toxique au tabac. Ceci a récemment été confirmé par une étude montrant qu’en 2015, 40 % des Américains percevaient la cigarette électronique comme étant aussi ou plus néfaste que la cigarette traditionnelle, soit le triple qu’en 2012.  Il est important de corriger cette fausse impression, car en décourageant les fumeurs de quitter la cigarette traditionnelle pour la cigarette électronique, on se prive d’un outil précieux dans la lutte au tabagisme.

Un problème de tabac, pas de nicotine

La divulgation des « tobacco papers », c’est-à-dire les notes internes et rapports confidentiels provenant des multinationales du tabac, a révélé au grand jour les efforts scandaleux de cette industrie pour maximiser le potentiel de dépendance exercé par une des substances les plus addictives du monde végétal: la nicotine.  En tant que telle, cette nicotine n’est pas dangereuse, car elle n’est pas cancérigène et n’a pas d’impact majeur sur la santé aux quantités qui sont présentes dans le tabac.  C’est la dépendance à la nicotine qui est catastrophique pour la santé des fumeurs, parce que la combustion du tabac génère plusieurs milliers de produits hautement toxiques, et que la consommation répétée de cigarettes les expose par conséquent à des hausses dramatiques du risque de maladies cardiovasculaires, pulmonaires et de plusieurs types de cancers, en particulier celui du poumon. Comme on le dit souvent, « on fume pour la nicotine, mais on meurt du tabac ».

La cigarette électronique

Cette différence de toxicité entre la nicotine et la fumée de cigarette implique que les produits qui permettent l’absorption de nicotine, mais sans faire intervenir de combustion, pourraient grandement réduire les dommages causés par le tabac. Un des produits de tabac non combustible les mieux connus est la cigarette électronique (ou e-cig), un dispositif dans lequel une solution de nicotine est chauffée à environ 80oC à l’aide d’un atomiseur, ce qui génère un aérosol qui prend la forme d’une «vapeur» blanche d’apparence similaire à la fumée de cigarette.  Le « vapoteur » inhale donc une petite quantité de nicotine, comme un fumeur, mais la recherche scientifique des dernières années a clairement montré que cette vapeur ne contient qu’une infime fraction des composés toxiques qui sont générés lors de la combustion du tabac. Cette différence de toxicité est bien illustrée par une étude montrant que des échantillons de salive et d’urine provenant de vapoteurs réguliers contenaient des quantités beaucoup moindres de nitrosamines cancérigènes et de composés volatils toxiques comme l’acroléine, l’acrylamide et l’acrylonitrile que ceux de fumeurs. Ceci est en accord avec une analyse récente montrant que le potentiel cancérigène des aérosols émis par les cigarettes électroniques ne représenterait que 0,4 % de celui de la fumée de cigarette traditionnelle. En se basant sur l’ensemble des données actuellement disponibles, le Royal College of Physicians d’Angleterre estime que le risque associé à l’usage des cigarettes électroniques est au moins 95 % plus faible que celui associé aux produits de tabac à fumer, et pourrait même être considérablement moindre.

L’usage de la cigarette électronique est un phénomène récent et il n’est pas encore possible de quantifier précisément jusqu’à quel point ce produit peut permettre de diminuer l’incidence des maladies causées par le tabac.  Par contre, si l’on se fie aux données accumulées depuis plusieurs années en Scandinavie sur l’effet d’un autre produit de tabac non combustible, le snus, on peut être optimiste. Ce produit consiste en un sachet de tabac (semblable à une poche de thé) qui est appliqué dans la cavité buccale, ce qui permet l’absorption de nicotine sans nécessiter de combustion.  Pratiquement inconnu ici, le snus est la principale forme de tabac utilisé par les Suédois (20 % d’utilisateurs réguliers, contre 12 % qui fument la cigarette) et cette utilisation préférentielle de tabac non combustible est associée des taux de mortalité par cancer et maladies cardiovasculaires beaucoup plus faibles que dans l’ensemble des pays européens (voir la Figure 1, haut).  À l’inverse, les Suédoises n’utilisent que très peu le snus et présentent des taux de mortalité associés au tabac similaires aux Européennes en général (Figure 1, bas).  L’exemple du snus illustre donc à quel point le simple fait de substituer le tabac combustible par une forme non combustible peut entrainer des répercussions extraordinaires sur l’incidence des maladies causées par le tabagisme.

Figure 1.  Comparaison des taux de décès attribuables au tabac entre la Suède et la moyenne des autres pays européens.  Adapté de Lind (2014).

Moderniser la lutte au tabac

Le potentiel de ces produits de tabac non combustible demeure malheureusement très peu exploité dans la lutte au tabagisme. À quelques exceptions près, l’approche traditionnelle des organismes anti-tabac pour diminuer le nombre de fumeurs demeure de prôner l’abstinence envers l’ensemble des produits du tabac, soit en cessant de fumer spontanément ou encore en utilisant des substituts nicotiniques approuvés par la communauté médicale (timbres, gommes, agents pharmacologiques). Par contre, la cigarette électronique n’est toujours pas considérée comme une alternative valable et son utilisation est même fortement déconseillée, malgré le très grand nombre de données scientifiques montrant que ces produits sont beaucoup moins dangereux pour la santé que la cigarette traditionnelle.

Le principal argument invoqué contre la cigarette électronique (ou le snus) est que ces produits pourraient servir de « porte d’entrée » ( gateway) vers la cigarette traditionnelle, en particulier chez les jeunes.  Cette conclusion est basée sur les résultats d’études (ici, ici et ici, par exemple) montrant que les adolescents qui ont essayé la cigarette électronique sont plus susceptibles de fumer une cigarette de tabac que ceux qui n’ont jamais été en contact avec la e-cig.  Mais comme l’ont fait remarquer plusieurs experts, cette interprétation est très problématique, car elle ne tient pas compte du fait qu’un jeune attiré par le tabac va expérimenter plusieurs formes disponibles, sans que cela signifie que l’essai de l’un le pousse vers un autre.

Quoi qu’il en soit, le paramètre le plus important en terme de santé publique demeure le taux réel de tabagisme régulier chez les jeunes, et de côté les données recueillies sont très rassurantes. Plusieurs études montrent en effet une baisse très importante de l’usage de la cigarette traditionnelle chez les adolescents entre 2010 et 2016, et ce en dépit d’une hausse fulgurante de la popularité de la cigarette électronique au cours de cette période. Les études réalisées au Royaume-Uni, où la cigarette électronique fait maintenant partie intégrante d’une stratégie globale de lutte au tabagisme, montrent que la très grande majorité des jeunes ne font qu’expérimenter la e-cig et que très peu d’entre eux (moins de 3 %) deviennent des utilisateurs réguliers.  Cette proportion est encore plus faible chez les non-fumeurs, avec seulement 0,4 % d’entre eux qui deviennent des vapoteurs réguliers. Même s’il faut demeurer vigilants et règlementer étroitement la vente des cigarettes électroniques auprès des jeunes, ces données montrent clairement que très peu de jeunes non-fumeurs vont devenir des fumeurs réguliers suite à l’expérimentation de la e-cig et que ce produit ne semble donc pas représenter une porte d’entrée vers le tabagisme.

En pratique, les études montrent que la très grande majorité des adeptes de la cigarette électronique, jeunes ou adultes, fument déjà la cigarette traditionnelle. Puisque cette utilisation combinée des cigarettes électronique et traditionnelle est associée à une augmentation du taux de cessation du tabagisme, il semble donc raisonnable d’encourager (et non de décourager) les fumeurs à adopter ce produit de façon à diminuer leur exposition aux toxiques de la fumée de cigarette.  Plutôt qu’une porte d’entrée vers le tabagisme, la cigarette électronique pourrait donc au contraire représenter une « porte de sortie », un concept supporté par certaines études européennes montrant qu’environ 6,1 millions de fumeurs ont cessé de fumer avec l’aide de la e-cig et que 9,2 millions autres ont réduit leur consommation de tabac combustible grâce à ce produit.  Même constat pour le snus, où la recherche a clairement montré que ce produit ne représentait pas un tremplin vers le tabagisme traditionnel et que son utilisation a au contraire contribué à diminuer drastiquement le taux de tabagisme dans les pays scandinaves.

Il est donc grand temps de moderniser la lutte au tabac en tenant compte de la réduction des méfaits que peuvent procurer les nouveaux produits du tabac non combustibles, en particulier la cigarette électronique. Tout le monde s’entend pour dire que l’élimination pure et simple du tabagisme représente l’objectif ultime de la lutte au tabac, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas souhaitable de diminuer les dommages causés par le tabagisme chez les personnes qui n’arrivent pas à cesser de fumer ou encore qui persistent à le faire. Ce concept de « réduction des dommages » est utilisé depuis plusieurs années pour atténuer les impacts négatifs de comportements à haut risque (usages de drogue, comportements sexuels, transport automobile) et il n’y a pas de raison pour que cette approche ne puisse être applicable au tabagisme.

En ce sens, il faut se réjouir de la nouvelle politique anti-tabac récemment annoncée par la Food and Drug Administration (FDA) américaine.  Rompant avec la « ligne dure » traditionnelle des organismes de santé publique qui préconisent l’abstinence pure et simple envers l’ensemble des produits de tabac, la FDA propose une approche plus nuancée combinant deux principaux aspects : 1) obliger les fabricants de cigarettes à diminuer drastiquement les niveaux de nicotine dans le tabac pour le rendre non addictif ; et 2) pour éviter que cette réduction ne favorise l’apparition d’un marché illicite, encourager le développement de produits de tabac non combustibles moins nocifs (comme la cigarette électronique) de façon à ce que les fumeurs qui ne peuvent pas cesser de fumer puissent tout de même diminuer leur exposition aux toxiques présents dans la fumée de cigarette. Il y a là un énorme potentiel de réduction des dommages causés par le tabac et il est à espérer que cette approche soit sérieusement prise en considération par les organismes de lutte au tabac.

Chaque année 6 millions de personnes meurent de maladies causées par l’usage du tabac et si on évite d’être trop dogmatiques, tout en encadrant étroitement la vente de ces produits, la substitution des cigarettes actuelles par leur version électronique pourrait représenter un tournant majeur dans l’histoire de l’humanité en prévenant des millions de morts au XXIe siècle.

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