Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.28 mai 2020
EN BREF
- Les Asiatiques présentent une incidence de maladies cardiovasculaires beaucoup plus faible que les Nord-Américains, une différence qui a été attribuée, au moins en partie, à leur consommation élevée de soja.
- Cette protection est due au contenu élevé du soja en isoflavones, une classe de polyphénols qui exercent plusieurs effets positifs sur le système cardiovasculaire.
- Une étude récente, réalisée auprès de 210 700 Américains (168 474 femmes et 42 226 hommes), vient de confirmer cette diminution du risque de maladie coronarienne associée à la consommation de soja, illustrant à quel point cette légumineuse représente une alternative intéressante à la viande comme source de protéines.
On sait depuis plusieurs années que les habitants des pays asiatiques ont une incidence de maladies cardiovasculaires beaucoup plus faible qu’en Occident. L’étude des populations migrantes a montré que cette différence n’est pas due à des facteurs génétiques : par exemple, une analyse réalisée durant les années 1970 révélait que les Japonais qui avaient émigré en Californie présentaient une incidence de maladies coronariennes deux fois plus élevée que celle de leurs compatriotes demeurés au Japon. Il faut mentionner que ces différences Asie-Amérique sont aussi observées pour plusieurs types de cancer, en particulier le cancer du sein. Les femmes asiatiques (Chine, Japon, Corée) ont l’une des incidences de cancer du sein les plus faibles au monde, mais ce cancer peut devenir jusqu’à 4 fois plus fréquent suite à leur migration en Amérique et devient même similaire à celle des Américaines d’origine dès la troisième génération d’immigrantes. La hausse rapide de maladies cardiovasculaires ou de cancer suite à la migration en Occident suggère donc que l’abandon du mode de vie traditionnel des Asiatiques pour celui en vogue en Amérique du Nord favorise grandement le développement de ces maladies.
Une des différences entre les modes de vie asiatique et nord-américain qui intéressent depuis longtemps les chercheurs est l’énorme écart qui existe dans la consommation de soja. Alors qu’en moyenne de 20 à 30 g de protéines de soja sont consommés quotidiennement au Japon et en Corée, cette consommation atteint à peine 1 g par jour aux États-Unis (Figure 1). Il est proposé que cette différence pourrait contribuer à la plus forte incidence de maladies cardiovasculaires en Occident pour deux principales raisons :

Figure 1. Comparaison des quantités de soya consommées quotidiennement par les habitants de différents pays.Tiré de Pabich et Materska (2019).
- Comme tous les membres de la famille des légumineuses (lentilles, pois, etc.), le soja est une excellente source de fibres, de vitamines, de minéraux et de gras polyinsaturés, des nutriments connus pour être bénéfiques pour la santé du cœur et des vaisseaux;
- Le soja est une source exceptionnelle d’isoflavones, une classe de polyphénols retrouvés presque exclusivement dans cette légumineuse.Les principales isoflavones du soja sont la génistéine, la daidzéine et la glycitéine (Figure 2), ces molécules étant présentes en quantités variables selon le degré de transformation des fèves de soja.

Figure 2. Structures moléculaires des principales isoflavones. Notez que l’équol n’est pas présent dans les produits de soja, mais est plutôt généré par le microbiome intestinal suite à leur ingestion.
Les plus fortes concentrations d’isoflavones sont retrouvées dans les fèves de départ (edamame) et les aliments dérivés de fèves fermentées (natto, tempeh, miso), tandis que les aliments provenant du pressage des fèves (tofu, lait de soja) en contiennent un peu moins (Tableau 1). Ces aliments sont couramment consommés par les Asiatiques et leur permettent d’obtenir des apports en isoflavones variant de 8 à 50 mg par jour, selon les régions, des quantités nettement supérieures à celles des habitants d’Europe et Amérique (moins de 1 mg par jour). Il faut cependant noter que le soja devient progressivement de plus en populaire en Occident comme alternative à la viande et que l’apport en isoflavones peut atteindre des niveaux similaires aux Asiatiques (18–21 mg/jour) chez certains groupes de personnes soucieuses de leur santé (health conscious).
Aliments | Contenu en isoflavones (mg/100 g) |
Natto | 82,3 |
Tempeh
| 60,6 |
Fèves natures (edamame) | 49,0 |
Miso | 41,5 |
Tofu | 22,1 |
Lait de soja | 10,7 |
Tableau 1. Contenu en isoflavones de divers aliments. Source : United States Department of Agriculture, Nutrient Data Laboratory
L’importance d’un apport élevé en isoflavones vient des multiples propriétés biologiques de cette classe de molécules. En plus de leurs activités antioxydante et antiinflammatoire, communes à plusieurs polyphénols, une caractéristique unique aux isoflavones est leur ressemblance structurale avec les estrogènes, les hormones sexuelles féminines, et c’est pour cette raison que ces molécules sont souvent appelées phytoestrogènes. Cette action estrogénique a été jusqu’à maintenant surtout étudiée en relation avec le développement des cancers du sein hormono-dépendants : puisque la croissance de ces cancers est stimulée par les estrogènes, la présence de phytoestrogènes crée une compétition qui atténue les effets biologiques associés à ces hormones, notamment la croissance excessive des tissus mammaires (ce mode d’action est comparable à celui du tamoxifène, un médicament prescrit depuis plusieurs années contre le cancer du sein). Il est aussi important de noter que, contrairement à une fausse croyance très répandue, la consommation de soja ne doit pas être déconseillée aux femmes qui ont survécu à un cancer du sein: bien au contraire, de nombreuses études réalisées au cours des dernières années montrent clairement que la consommation régulière de soja par ces femmes est absolument sans danger et est même associée à une diminution importante du risque de récidive et de la mortalité liée à cette maladie. Il faut ainsi mentionner que malgré la similitude des isoflavones avec les estrogènes, les études indiquent que le soja n’interfère aucunement avec l’efficacité du tamoxifène ou de l’anastrozole, deux médicaments fréquemment utilisés pour traiter les cancers du sein hormono-dépendants. Pour les personnes qui ont été touchées par un cancer du sein, il n’y a donc que des avantages à intégrer le soja aux habitudes alimentaires.
Plusieurs données suggèrent que l’effet positif des isoflavones sur la santé ne se limitent pas à leur action anticancéreuse, et que la combinaison des activités antioxydante, antiinflammatoire et estrogénique de ces molécules pourrait également contribuer aux bénéfices cardiovasculaires du soja (Tableau 2).
Tableau 2. Principales propriétés des isoflavones impliquées dans la réduction du risque de maladies cardiovasculaires associé à la consommation de soja.
Un effet cardioprotecteur associé à la consommation de soja est également suggéré par les résultats d’une étude épidémiologique récemment publiée dans Circulation. En examinant les habitudes alimentaires de 210 700 Américains (168 474 femmes et 42 226 hommes), les chercheurs ont observé que les personnes qui avaient l’apport en isoflavones le plus élevé (environ 2 mg par jour en moyenne) avaient un risque de maladie coronarienne diminué de 13 % comparativement à celles dont l’apport était minime (0,15 mg par jour en moyenne). Un effet protecteur est également observé pour le tofu, avec une diminution du risque de maladie coronarienne de 18 % pour les personnes qui en consomment 1 fois ou plus par semaine comparativement à celles qui en mangeaient très rarement (moins d’une fois par mois). La consommation régulière de lait de soja (1 fois ou plus par semaine) est également associée à une légère diminution du risque, mais cette baisse n’est pas statistiquement significative.
Ces réductions peuvent sembler modestes, mais il faut noter que les quantités de soja consommées par les participants de cette étude sont relativement faibles, bien en deçà de ce qui est couramment mesuré au Japon. Par exemple, dans une étude japonaise qui rapportait une diminution de 45 % du risque d’infarctus du myocarde chez les femmes qui consommaient le plus de soja, l’apport en isoflavones de ces personnes était en moyenne d’environ 40 mg/ jour, soit 20 fois plus que dans l’étude américaine (2 mg/jour). Il est donc probable que les réductions du risque de maladie coronarienne observées aux États-Unis représente un minimum et pourraient probablement être plus importantes suite à un apport plus élevé en soja.
Un aspect intéressant de la diminution du risque de maladie coronarienne associée au tofu est qu’elle est observée autant chez les femmes plus jeunes avant la ménopause que chez les femmes ménopausées, mais seulement si celles-ci n’utilisent pas d’hormonothérapie (Figure 3). Selon les auteurs, il est possible qu’après la ménopause, l’action estrogénique des isoflavones compense la baisse des taux d’estrogènes et permette de mimer l’effet cardioprotecteur de ces hormones. En présence d’hormones synthétiques, par contre, les isoflavones sont « masquées » par l’excès d’hormones et ne peuvent donc exercer leurs effets bénéfiques. Pour ce qui est des femmes plus jeunes, il est probable que la plus forte expression du récepteur à estrogènes avant la ménopause favorise une plus grande interaction avec les isoflavones et permet à ces molécules d’influencer positivement la fonction des vaisseaux sanguins.
Figure 3. Association entre le risque de maladie coronarienne et la consommation de tofu selon le statut hormonal.Tiré de Ma et coll. (2020).
Dans l’ensemble, ces observations suggèrent que les produits de soja exercent une action positive sur la santé cardiovasculaire et représentent en conséquence une excellente alternative à la viande comme source de protéines. Une étude récente rapporte que ces bénéfices cardiovasculaires peuvent être encore plus prononcés suite à la consommation de produits de soja fermentés comme le natto, très riche en isoflavones, mais étant donné sa texture (gluante), son odeur forte (qui rappelle celle d’un fromage bien fait) et sa faible disponibilité en épicerie, cet aliment est étranger à notre culture alimentaire et a peu de chance d’être adopté par la population nord-américaine. Le tofu est sans doute l’aliment dérivé du soja le plus accessible étant donné son goût neutre qui permet son utilisation dans une grande variété de plats, cuisinés à l’asiatique ou non. Le lait de soja représente une alternative moins intéressante, non seulement parce que sa consommation n’est pas associée à une diminution significative du risque de maladies coronariennes, mais aussi parce que ces produits contiennent souvent des quantités importantes de sucre.
Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.28 mai 2020
EN BREF
- Les maladies cardiovasculaires augmentent considérablement le risque de développer des complications graves de la Covid-19, soulignant encore une fois l’importance de prévenir ces maladies pour vivre longtemps et en bonne santé.
- Et c’est chose possible ! De nombreuses études montrent clairement que plus de 80 % des maladies cardiovasculaires peuvent être prévenues en adoptant simplement 5 habitudes de vie (ne pas fumer, maintenir un poids normal, manger beaucoup de végétaux, faire régulièrement de l’activité physique et boire modérément de l’alcool).
La pandémie actuelle de Covid-19 a révélé au grand jour deux grandes vulnérabilités de notre société. La première est bien entendu la fragilité de notre système de santé, en particulier tout ce qui touche les soins aux personnes âgées en perte d’autonomie. La pandémie a mis en lumière de graves lacunes dans la façon dont ces soins sont prodigués dans plusieurs établissements et qui ont directement contribué au nombre élevé de personnes âgées qui ont succombé à la maladie. Il faut espérer que cette situation déplorable aura des répercussions positives sur les façons de traiter cette population dans le futur.
Une deuxième vulnérabilité mise en lumière par la pandémie, mais dont on parle beaucoup moins, est que la Covid-19 affecte préférentiellement les personnes qui présentent des pathologies préexistantes au moment de l’infection, en particulier les maladies cardiovasculaires, l’obésité et le diabète de type 2. Ces comorbidités ont un impact dévastateur sur l’évolution de la maladie, avec des augmentations du taux de mortalité de 5 à 10 fois comparativement aux personnes qui ne présentent pas de pathologies préexistantes. Autrement dit, non seulement une mauvaise santé métabolique a des répercussions désastreuses sur l’espérance de vie en bonne santé, mais elle représente également un important facteur de risque de complications de maladies infectieuses comme la Covid-19. Nous ne sommes donc pas aussi démunis qu’on peut le penser face à des agents infectieux comme le coronavirus SARS-CoV-2: en adoptant un mode de vie sain qui permet de prévenir le développement des maladies chroniques et de leurs complications, on améliore du même coup grandement la probabilité de combattre efficacement l’infection par ce type de virus.
Prévenir les maladies cardiovasculaires
Les maladies cardiovasculaires sont l’une des principales comorbidités associées aux formes sévères de la Covid-19 et la prévention de ces maladies peut donc grandement atténuer l’impact de cette maladie infectieuse sur la mortalité. Il est maintenant bien établi que l’hypertension et l’excès de cholestérol sanguin représentent deux importants facteurs de risque de maladies cardiovasculaires. En conséquence, l’approche médicale standard pour prévenir ces maladies consiste habituellement à abaisser la tension artérielle et les taux de cholestérol sanguins à l’aide de médicaments, soit les antihypertenseurs et les hypocholestérolémiants (statines). Ces médicaments sont particulièrement importants en prévention secondaire, c’est-à-dire pour réduire les risques d’infarctus chez les patients qui ont des antécédents de maladies cardiovasculaires, mais il sont aussi très fréquemment utiisés en prévention primaire, pour réduire les risques d’accidents cardiovasculaires dans la population en général.
Les médicaments parviennent effectivement à normaliser le cholestérol et la tension artérielle chez la majorité des patients, ce qui peut laisser croire que la situation est maîtrisée et qu’ils n’ont plus besoin de « faire attention » à ce qu’ils mangent ou encore de faire régulièrement de l’activité physique. Ce faux sentiment de sécurité associé à la prise de médicaments est bien illustré par les résultats d’une étude récente, réalisée auprès de 41,225 Finlandais âgés de 40 ans et plus : en examinant le mode de vie de cette cohorte, les chercheurs ont observé que les personnes qui avaient débuté une médication avec des statines ou des antihypertenseurs avaient pris plus de poids au cours des 13 années suivantes, un poids excédentaire associé à une augmentation du risque d’obésité de 82 % comparativement aux personnes qui ne prenaient pas de médicaments. En parallèle, les personnes médicamentées ont rapporté une légère diminution de leur niveau d’activité physique quotidien, avec un risque de sédentarité augmenté de 8 %.
Ces observations sont en accord avec des études antérieures montrant que les utilisateurs de statines mangent plus de calories, présentent un indice de masse corporelle plus élevé que ceux qui ne prennent pas cette classe de médicaments et font moins d’activité physique (possiblement en raison de l’impact négatif des statines sur les muscles chez certaines personnes). Mon expérience clinique personnelle va dans le même sens : je ne compte plus les occasions où des patients me disent qu’ils n’ont plus à se soucier de ce qu’ils mangent ou de faire régulièrement de l’exercice, car leurs taux de cholestérol-LDL sont devenus normaux depuis qu’ils prennent une statine. Ces patients se sentent d’une certaine façon « protégés » par la médication et croient, à tort, qu’ils ne sont plus à risque d’être touchés par une maladie cardiovasculaire. Ce qui n’est malheureusement pas le cas : maintenir un taux de cholestérol normal est bien entendu important, mais d’autres facteurs comme le tabagisme, le surpoids, la sédentarité et les antécédents familiaux jouent également un rôle dans le risque de maladies cardiovasculaires. Plusieurs études ont d’ailleurs montré qu’entre le tiers et la moitié des infarctus touchent des personnes qui présentent un taux de cholestérol-LDL considéré comme normal. Même chose pour l’hypertension : les patients traités avec des médicaments antihypertenseurs ont tout de même 2,5 fois plus de risques de subir un infarctus que les personnes naturellement normotendues (dont la tension artérielle est normale sans aucun traitement pharmacologique) et qui présentent la même tension artérielle.
En d’autres mots, même si les médicaments antihypertenseurs et hypocholestérolémiants sont très utiles, en particulier pour les patients à haut risque d’événements cardiovasculaires, il faut demeurer conscient de leurs limites et éviter de les considérer comme l’unique façon de réduire le risque d’événements cardiovasculaires.
Supériorité du mode de vie
En termes de prévention, on peut faire beaucoup mieux en s’attaquant aux causes profondes des maladies cardiovasculaires, qui sont dans la très grande majorité des cas directement liées au mode de vie. Un très grand nombre d’études ont en effet clairement prouvé que seulement cinq modifications aux habitudes de vie peuvent diminuer de façon très importante le risque de développer ces maladies (voir le Tableau ci-dessous).
L’efficacité de ces habitudes de vue pour prévenir l’infarctus du myocarde est tout à fait remarquable, avec une baisse du risque absolu aux environs de 85 % (Figure 1). Cette protection est observée autant chez les personnes qui présentent des taux de cholestérol adéquats et une pression artérielle normale qui chez ceux qui sont plus à risque de maladies cardiovasculaires en raison d’un cholestérol élevé et d’une hypertension.
Figure 1. Diminution de l’incidence d’infarctus du myocarde chez les hommes combinant un ou plusieurs facteurs protecteurs liés au mode de vie. La comparaison des incidences d’infarctus a été réalisée chez des hommes qui ne présentaient pas d’anomalies de cholestérol ou de pression artérielle (figure supérieure, en bleu) ou chez des hommes présentant des taux élevés de cholestérol et une hypertension (figure inférieure, en orange). Notez la baisse drastique de l’incidence d’infarctus chez les hommes qui avaient adopté les 5 facteurs protecteurs liés au mode de vie, même chez ceux qui étaient hypertendus et hypercholestérolémiques. Adapté de Åkesson (2014).
Même les personnes qui ont déjà subi un infarctus et qui sont traitées par médication peuvent profiter des bénéfices apportés par un mode de vie sain. Par exemple, une étude réalisée par le groupe du cardiologue canadien Salim Yusuf a montré que les patients qui modifient leur alimentation et adhèrent à un programme régulier d’activité physique après un infarctus voient leur risque d’infarctus, d’AVC et de mortalité diminuer de moitié comparativement à ceux qui ne changent pas leurs habitudes (Figure 2). Puisque tous ces patients étaient traités avec l’ensemble des médicaments habituels (bêta-bloqueurs, statines, aspirine, etc.), ces résultats illustrent à quel point le mode de vie peut influencer le risque de récidive.
Figure 2. Effet de l’alimentation et de l’exercice sur le risque d’infarctus, d’AVC et de mortalité chez des patients ayant déjà subi un accident coronarien. Adapté de Chow et coll (2010).
En somme, plus des trois quarts des maladies cardiovasculaires peuvent être prévenues en adoptant un mode de vie sain, une protection qui dépasse largement celle procurée par les médicaments. Ceux-ci doivent donc être vus comme des compléments, et non des substituts au mode de vie : le développement de l’athérosclérose est un phénomène d’une grande complexité qui fait intervenir un grand nombre de phénomènes distincts (notamment l’inflammation chronique) et aucun médicament, aussi efficace soit-il, ne pourra jamais offrir une protection comparable à celle procurée par une saine alimentation, une activité physique régulière et le maintien d’un poids corporel normal.
Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.27 mai 2020
EN BREF
- Une forte proportion de patients atteints de la Covid-19 présentent des désordres de la coagulation qui se manifestent cliniquement par des thromboses veineuses et des embolies pulmonaires.
- Ces désordres seraient causés, au moins en partie, par une attaque directe du coronavirus sur les cellules endothéliales qui tapissent l’intérieur des vaisseaux sanguins, provoquant une formation anormale de caillots sanguins.
- La présence de ces caillots est particulièrement importante chez les patients qui développent des complications sévères de la Covid-19 et contribuent à la hausse du risque de mortalité observé chez cette population.
Au fur et à mesure que la pandémie de Covid-19 progresse, il devient de plus en plus évident que le coronavirus responsable de cette maladie n’est pas un virus respiratoire comme les autres. Les poumons sont bien entendu les principaux organes touchés par ce virus et la plupart des patients qui développent des complications sévères ou décèdent de la Covid-19 présentent des atteintes pulmonaires graves. Cependant, un grand nombre d’études ont rapporté plusieurs cas cliniques très particuliers qui n’avaient jusqu’à présent jamais (ou très rarement) été décrits pour ce type d’infection virale, notamment des atteintes sévères au niveau du
cœur, du
système digestif, des
reins, et du
cerveau.
Désordres de la coagulation
Les données recueillies jusqu’à présent indiquent que la formation anormale de caillots sanguins (thromboses) représente une autre manifestation inhabituelle de la Covid-19 qui pourrait jouer un rôle très important dans la sévérité de la maladie. Plusieurs médecins ont rapporté dès le début de la pandémie une incidence anormalement élevée de phénomènes liés à une diminution de la circulation sanguine, comme un bleuissement au niveau des membres inférieurs (les orteils, par exemple), ainsi que de thromboses veineuses profondes (phlébites). La présence de ces caillots sanguins dans les veines est extrêmement dangereuse, car ils peuvent migrer dans la circulation sanguine, atteindre le ventricule droit du cœur et bloquer par la suite les artères pulmonaires pour causer des embolies. En ce sens, il faut noter que des études réalisées en Hollande et en France indiquent qu’environ 20-30 % des patients atteints des formes sévères de Covid-19 sont touchés par ces thromboses veineuses et que les embolies pulmonaires représentent la complication la plus fréquente de ces désordres de coagulation. Ceci a été confirmé par une étude d’autopsie réalisée auprès de 12 patients décédés de la Covid-19 : 7 de ces patients présentaient des thromboses profondes, avec 4 d’entre eux qui étaient décédés des suites d’embolies pulmonaires.
Ces embolies pulmonaires semblent véritablement représenter une « signature » du coronavirus responsable de la Covid-19 : par exemple, une étude a rapporté la présence d’embolies pulmonaires chez 17 % des patients atteints d’un syndrome respiratoire sévère causé par la Covid-19, alors que ces embolies sont présentes chez seulement 2 % des patients atteints également d’un syndrome respiratoire sévère, mais non relié à la Covid-19. La contribution de ces caillots à la sévérité de la Covid-19 est bien illustrée par des études montrant que des taux sanguins élevés de d-dimères, un marqueur de thrombose, étaient associés à une hausse très importante (18 fois) du risque de mortalité de la COVID-19. De plus, il a été rapporté que 71 % des patients décédés de cette maladie présentaient de multiples caillots sanguins disséminés tout le long de leur réseau de vaisseaux sanguins (coagulation intravasculaire disséminée), un phénomène observé chez seulement 0.6 % des patients ayant survécu à la maladie.
Les désordres de coagulation engendrés par le coronavirus ne se limitent pas aux veines, mais semblent toucher aussi les artères. Par exemple, une des complications les plus étonnantes de la Covid-19 est l’observation d’AVC causés par une obstruction des principales artères alimentant le cerveau (large-vessel strokes) chez de jeunes adultes (moins de 50 ans) vivant à New York. Les études réalisées en Chine ont également documenté la présence de ces AVC chez environ 5 % des patients, ceux-ci étant cependant plus âgés que ceux touchant les jeunes New-Yorkais. Dans l’ensemble, ces observations montrent clairement que les désordres de coagulation sont une conséquence fréquente de l’infection par le coronavirus SARS-CoV-2 et contribuent grandement au développement de complications graves de la maladie.
Cellules endothéliales ciblées
Un des facteurs impliqués dans cette perturbation du processus normal de coagulation semble être l’action directe du virus sur les cellules qui tapissent les vaisseaux sanguins, ce qu’on appelle l’endothélium. En conditions normales, une des principales fonctions de cet endothélium est d’assurer une bonne circulation sanguine, notamment en empêchant la formation de caillots sanguins. Par contre, lorsque ces cellules endothéliales sont endommagées par des agresseurs physiques (coupure, blessure) ou biochimiques (inflammation, agents pathogènes), la rupture de la barrière endothéliale permet aux facteurs impliqués dans la coagulation d’entrer en contact avec le sang et de former des caillots de fibrine pour restaurer l’intégrité de l’endothélium.
Chez les patients qui développent des formes sévères de Covid-19, on observe fréquemment une réponse inflammatoire exagérée, souvent appelée « tempête » ou « orage » de cytokines. Cette inflammation de forte intensité rend les vaisseaux sanguins très perméables et est donc perçue par le corps comme une blessure, ce qui entraine une activation de la coagulation et la formation de caillots. Ce processus peut être amplifié par la présence d’anticorps antiphospholipides, un désordre autoimmun lui aussi associé à un risque accru de thromboses. On sait aussi maintenant que le récepteur qui permet l’entrée du coronavirus SARS-CoV-2 dans les cellules est présent en quantités importantes à la surface des cellules endothéliales, de sorte que le virus peut attaquer directement l’endothélium et provoquer des dommages qui vont entrainer l’activation de la coagulation. Ce phénomène a été visualisé au cours d’une étude d’autopsie récemment publiée dans le New England Journal of Medicine : en examinant des échantillons de poumons provenant de patients décédés de la Covid-19, les chercheurs ont noté la présence de multiples particules virales dans les vaisseaux sanguins, ainsi que de nombreux dommages affectant la structure des cellules endothéliales. Cette atteinte endothéliale était accompagnée par la présence d’un grand nombre de petits caillots obstruant la circulation sanguine dans les microvaisseaux sanguins pulmonaires. Ces phénomènes semblent propres à la Covid-19, car l’examen en parallèle de poumons de patients décédés de l’influenza (H1N1) n’a pas révélé d’infection des cellules endothéliales par le virus et une incidence beaucoup plus faible (9 fois) de caillots sanguins dans les vaisseaux pulmonaires. Ceci pourrait expliquer pourquoi la ventilation mécanique des patients atteints des formes sévères de Covid-19 est souvent impuissante à augmenter les taux d’oxygène sanguins : non seulement la respiration est compromise par la présence de liquide ou de pus au niveau des alvéoles pulmonaires, mais en plus les dommages infligés aux cellules endothéliales et la présence de multiples caillots qui obstruent les vaisseaux empêchent le sang de circuler et d’être oxygéné.
Les impacts de ces phénomènes ne sont évidemment pas exclusifs aux poumons : chaque organe de l’organisme est irrigué par les vaisseaux sanguins, de sorte que l’infection de l’endothélium par le virus, combinée à une formation accrue de caillots sanguins, peut grandement contribuer aux effets dévastateurs du virus sur le fonctionnement de plusieurs organes.
Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.19 mai 2020
Mise à jour le 8 juin 2020
La maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) est une maladie infectieuse causée par la souche de coronavirus SRAS-CoV-2 qui affecte principalement, mais pas uniquement, le système respiratoire. Si chez la majorité des personnes infectées les symptômes de la maladie sont relativement légers ou modérés (toux, fièvre, dyspnée ou gêne respiratoire, troubles digestifs, perte temporaire du goût et de l’odorat, urticaire, lésions vasculaires au bout des doigts et des orteils), ils peuvent s’aggraver chez certaines personnes qui ont un ou plusieurs facteurs de risque (diabète, hypertension, obésité, maladie cardiovasculaire, âge avancé) en un syndrome de détresse respiratoire aigu qui nécessite une hospitalisation dans une unité de soins intensifs et peut entraîner la mort.
Il n’existe ni vaccin ni médicament efficace pour réduire la mortalité associée à la COVID-19. L’utilisation d’un médicament antiviral, le remdesivir, approuvé en urgence par la FDA le 1er mai 2020, réduit le nombre de jours d’hospitalisation chez les personnes atteintes de COVID-19, mais ne réduit pas significativement la mortalité. En date du 15 mai 2020, plus de 1500 études sur divers aspects de la COVID-19 ont été enregistrées sur ClinicalTrials.gov, incluant plus de 885 études d’intervention et études randomisées contrôlées, dont 176 sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine.
Hydroxychloroquine
Un des premiers candidats testés pour traiter la COVID-19 a été l’hydroxychloroquine, un médicament utilisé pour ses propriétés anti-inflammatoires dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde et du lupus érythémateux disséminé. Avant l’actuelle pandémie de COVID-19, on savait déjà que la chloroquine et ses dérivés, incluant l’hydroxychloroquine, ont une activité antivirale non-spécifique contre plusieurs types de virus enveloppés (VIH, hépatite C, dengue, influenza, Ebola, SRAS, MERS) in vitro. Deux études (voir ici et ici) récentes ont montré que l’hydroxychloroquine inhibe aussi l’infection par le virus SRAS-CoV-2 in vitro, c.-à-d. dans des cellules épithéliales en culture. L’hydroxychloroquine, qui a un meilleur profil de sécurité que la chloroquine, s’est avérée être un inhibiteur de SRAS-CoV-2 plus puissant in vitro.
Les résultats obtenus in vitro n’impliquent pas nécessairement que la chloroquine et ses dérivés ont une activité antivirale chez l’humain. En effet, des études ont montré qu’in vivo la chloroquine et/ou l’hydroxychloroquine n’ont pas d’effet sur la réplication virale ou augmentent la réplication virale et la gravité de la maladie causée par l’infection par l’influenza, la dengue, le virus de la forêt de Simliki, le virus de l’encéphalomyocardite, les virus Nipah et Hendra, le virus du chikungunya et le virus Ebola (références ici).
Les premiers résultats d’études sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine pour traiter la COVID-19 manquent de clarté. Des chercheurs chinois ont rapporté avoir traité plus d’une centaine de patients et avoir obtenu des effets bénéfiques, mais ils n’ont pas publié de données. Le microbiologiste français Didier Raoult et ses collaborateurs ont publié deux articles (voir ici et ici) sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine (en combinaison à l’antibiotique azithromycine) pour le traitement de la COVID-19, dans lesquelles ils concluaient que ce médicament diminue la charge virale dans des prélèvements nasaux. Cependant, ces études n’étaient pas randomisées et elles ne rapportent pas des données cliniques essentielles comme le nombre de morts survenues parmi les participants. Par ailleurs, deux autres groupes français (voir ici et ici) rapportent n’avoir pas trouvé de preuves d’une activité antivirale de l’hydroxychloroquine/azithromycine ou de bénéfice clinique chez des patients hospitalisés avec une forme grave de COVID-19.
Dans une étude observationnelle réalisée dans des hôpitaux de la ville de New York, l’hydroxychloroquine a été administrée à 811 patients sur un total de 1376 patients, avec un suivi d’une durée moyenne de 22,5 jours après leur admission à l’hôpital. L’analyse des résultats indique que parmi ce grand nombre de patients admis à l’hôpital avec une forme grave de COVID-19, le risque de devoir être intubé ou de mourir n’était pas significativement plus élevé ni moins élevé chez les patients qui ont reçu de l’hydroxychloroquine que chez ceux qui n’en ont pas reçu. Les auteurs concluent que les résultats obtenus ne supportent pas l’utilisation de l’hydroxychloroquine dans le contexte actuel, sauf dans des essais randomisés contrôlés qui demeurent la meilleure façon d’établir l’efficacité d’une intervention thérapeutique.
Pour une revue complète de la littérature scientifique sur l’utilisation de la chloroquine et de l’hydroxychloroquine en prophylaxie ou pour le traitement de la COVID-19, voir le rapport de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS).
Risque cardiovasculaire : allongement de l’intervalle QT
Bien que l’hydroxychloroquine et l’azithromycine soient des médicaments bien tolérés, les deux peuvent causer un allongement du segment QT à l’électrocardiogramme (figure ci-dessous). Pour cette raison, l’utilisation de ces deux médicaments dans un nombre croissant d’essais cliniques pour le traitement de la COVID-19 inquiète les cardiologues (voir ici, ici, ici et ici). Il faut savoir que l’augmentation de l’intervalle QT corrigé (QTc) est un marqueur reconnu d’un risque accru d’arythmies mortelles.

Figure. Intervalle QT normal et anormal (long) sur l’électrocardiogramme.
Des chercheurs en milieu hospitalier aux États-Unis ont évalué le risque d’allongement du QTc chez 90 patients qui ont reçu de l’hydroxychloroquine, dont 53 ont reçu de façon concomitante l’antibiotique azithromycine. Les comorbidités les plus communes parmi ces patients étaient l’hypertension (53 %) et le diabète de type 2 (29 %). L’utilisation de l’hydroxychloroquine seule ou en combinaison avec l’azithromycine était associée à un allongement du QTc. Les patients qui ont reçu les deux médicaments en combinaison avaient un allongement du QTc significativement plus grand que ceux qui avaient reçu uniquement de l’hydroxychloroquine. Sept patients (19 %) qui ont reçu de l’hydroxychloroquine en monothérapie ont vu leur QTc s’allonger à 500 millisecondes (ms) ou plus et trois patients (3 %) ont vu leur QTc s’allonger de 60 ms ou plus. Parmi les patients qui ont reçu l’hydroxychloroquine et l’azithromycine en combinaison, 11 (21 %) ont vu leur QTc s’allonger à 500 millisecondes (ms) ou plus et 7 (13 %) ont vu leur QTc s’allonger de 60 ms ou plus. Le traitement à l’hydroxychloroquine a dû être interrompu rapidement pour 10 patients, à cause d’événements iatrogènes médicamenteux (effets indésirables), incluant la nausée, l’hypoglycémie et 1 cas de torsades de pointes. Les auteurs concluent que les médecins qui traitent leurs patients atteints de COVID-19 devraient soupeser avec soin les risques et les bénéfices du traitement avec l’hydroxychloroquine et l’azithromycine et surveiller de près le QTc si les patients reçoivent ces médicaments.
Des médecins français ont aussi publié des résultats d’une étude sur les effets du traitement à l’hydroxychloroquine sur l’intervalle QT auprès de 40 patients atteints de COVID-19. Dix-huit patients ont été traités avec l’hydroxychloroquine (HCQ) et 22 ont reçu l’hydroxychloroquine en combinaison avec l’antibiotique azithromycine (AZM). Une augmentation de l’intervalle QTc a été observée chez 37 patients (93 %) après le traitement avec la thérapie antivirale (HCQ seule ou HCQ+AZM). Un allongement du QTc a été observé chez 14 patients (36 %), dont 7 avec un QTc ≥ 500 millisecondes, 2 à 5 jours après le début du traitement antiviral. Parmi ces 7 patients, 6 avaient été traités avec HCQ+AZM et un patient avec l’hydroxychloroquine uniquement, une différence significative. Les auteurs concluent que le traitement avec l’hydroxychloroquine, particulièrement en combinaison avec l’azithromycine, soulève des préoccupations et ne devrait pas être généralisé lorsque les patients atteints de la COVID-19 ne peuvent être suivis adéquatement (suivi continu de l’intervalle QTc, électrocardiogramme quotidien, tests de laboratoire).
Mise à jour 8 juin 2020
Une étude randomisée et contrôlée par placebo suggère que l’hydroxychloroquine n’est pas efficace pour prévenir le développement de la COVID-19 chez les personnes qui ont été exposées au virus SRAS-CoV-2. L’étude réalisée aux États-Unis et au Canada a été publiée dans le New England Journal of Medecine. 107 des 821 participants ont développé la COVID-19 au cours de 14 jours de suivi. Parmi les personnes ayant reçu de l’hydroxychloroquine moins de quatre jours après avoir été exposées, 11,8 % ont développé la maladie contre 14,3 % dans le groupe qui a reçu le placebo, une différence non-significative (P=0.35). Les effets secondaires (nausées, gêne abdominale) ont été plus fréquents chez les participants qui ont reçu l’hydroxychloroquine que chez ceux qui ont reçu le placebo (40 % vs 17 %), mais aucun effet indésirable grave, incluant l’arythmie cardiaque, n’a été rapporté. Des essais cliniques sont en cours pour vérifier si l’hydroxychloroquine peut être efficace en prophylaxie pré-exposition.
Dr Martin Juneau, M.D., FRCPCardiologue et Directeur de la prévention, Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.14 mai 2020
EN BREF
- L’obésité est normalement associée à une baisse du métabolisme énergétique cardiaque, mais l’on ne sait pas précisément comment le cœur s’adapte pour faire face à ce déficit énergétique.
- Les participants à une étude qui étaient obèses avaient en moyenne un ratio phosphocréatine/ATP 14 % moins élevé que les participants non obèses, mais l’apport en énergie totale (ATP) fournie au muscle cardiaque était préservé par un mécanisme compensatoire qui implique l’accélération de la réaction enzymatique catalysée par la créatine kinase.
- Ce mécanisme d’adaptation a des conséquences négatives chez les participants obèses dans des situations où la charge de travail du cœur augmente.
- Les participants obèses qui ont réussi à perdre du poids (-11 % en moyenne) à la suite d’une intervention nutritionnelle d’une durée de 6 mois ont vu leurs paramètres énergétiques du myocarde revenir à des valeurs semblables à celles mesurées chez les participants non obèses.
L’obésité est un problème majeur de santé publique, qui augmente si rapidement dans nos sociétés qu’on parle maintenant d’une « épidémie d’obésité » (voir cet article sur le sujet). L’obésité est un facteur de risque important pour plusieurs maladies cardiovasculaires, incluant l’insuffisance cardiaque et tout particulièrement l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection préservée (ICFEP). L’insuffisance cardiaque est une incapacité du cœur de fournir suffisamment de sang pour fournir l’oxygène aux tissus tout en maintenant des pressions de remplissage normales. Les personnes atteintes d’ICFEP représentent environ la moitié des personnes atteintes d’insuffisance cardiaque, l’autre moitié étant atteinte de l’insuffisance cardiaque à fraction d’éjection réduite (ICFER). Aux États-Unis, plus de 80% des patients atteints d’ICFEP sont en surpoids (IMC entre 25 et 30) ou sont obèses (IMC > 30), soit deux fois plus que dans la population en général. L’obésité est aujourd’hui un facteur de risque d’ICFEP presque aussi important que l’hypertension. Pourtant, jusqu’à maintenant l’hypertension a retenu beaucoup plus l’attention que l’obésité comme cause de l’ICFEP.
Les mécanismes par lesquels l’obésité mène à l’ICFEP sont multiples: surcharge cardiaque, inflammation systémique, rétention rénale, résistance à l’insuline et des altérations dans le métabolisme cellulaire. Les effets directs de l’obésité sur les cellules du muscle cardiaque font depuis peu l’objet d’études intéressantes. Les études publiées à ce jour suggèrent que l’accumulation de lipides dans le cœur a des effets toxiques qui favorisent une dysfonction cardiaque chez les personnes obèses. L’obésité est normalement associée à une baisse du métabolisme énergétique cardiaque, mais l’on ne sait pas précisément comment le cœur s’adapte pour faire face à ce déficit énergétique.
Une étude publiée en 2020 dans le journal Circulation apporte une contribution importante à notre compréhension de la relation entre l’obésité et le métabolisme énergétique cardiaque. Les chercheurs ont recruté 80 volontaires qui n’avaient pas de maladie cardiovasculaire connue, incluant 35 personnes non obèses (IMC : 24±3 kg/m2) et 45 personnes obèses (IMC : 35±5 kg/m2). Tous les participants ont été soumis à une batterie de tests avant et après l’intervention nutritionnelle auprès des participants obèses seulement, qui visait à leur faire perdre du poids. Parmi les différents tests effectués, l’imagerie par résonance magnétique nucléaire (RMN) a permis d’évaluer la fonction cardiaque, le volume de gras viscéral abdominal et dans le foie ; la spectroscopie à RMN au phosphore (31P) conventionnelle a permis de mesurer la phosphocréatine et l’ATP (sources d’énergie) au repos, et une variante plus sophistiquée de la spectroscopie à RMN au phosphore, nommée « 31P saturation transfer », a été utilisée pour évaluer la cinétique enzymatique de la créatine kinase, l’enzyme qui permet la formation rapide d’ATP à partir de phosphocréatine dans les cellules musculaires (ADP + phosphocréatine + H+ → ATP + créatine).
L’étude a montré que les participants obèses avaient en moyenne un ratio phosphocréatine/ATP 14% moins élevé que les participants non obèses, mais que l’apport en ATP total fourni au muscle cardiaque était préservé par un mécanisme compensatoire qui implique l’accélération de la réaction enzymatique catalysée par la créatine kinase. En effet, la constante catalytique de la créatine kinase au repos, kfCKrest, était 33% plus élevée chez les participants obèses que chez les non obèses.
Les chercheurs ont suspecté que ce mécanisme d’adaptation pourrait avoir des conséquences négatives dans des situations où la charge de travail du cœur augmente. Pour tester cette hypothèse, ils ont induit une augmentation du débit cardiaque du cœur en administrant de la dobutamine par infusion aux participants, tout en faisant les tests d’imagerie et de spectroscopie à RMN décrits précédemment. Chez les participants non obèses, l’apport en ATP et kfCK ont tous deux augmenté en réponse à l’infusion de dobutamine, par 80% et 86%, respectivement. Par contre, il n’y a pas eu d’augmentation significative de l’apport en ATP et de kfCK chez les participants obèses dans les mêmes conditions de stress imposées au cœur. De plus, l’augmentation systolique provoquée par l’augmentation de la charge de travail du cœur était moins élevée chez les participants obèses (+16%) que chez les participants non obèses (+21%).
Impacts de la perte de poids
Parmi les 45 participants obèses, 36 ont accepté de participer à une intervention nutritionnelle d’une durée de 6 mois visant à faire perdre du poids, et parmi ceux-ci 27 ont réussi à perdre du poids (-11% du poids corporel et -23% du gras corporel, en moyenne). Cette perte de poids était associée à une amélioration de plusieurs paramètres, incluant une baisse 13% du taux de cholestérol sanguin, une baisse de 9% du taux de glucose à jeun et une réduction de la résistance à l’insuline de 41%. La perte de poids a aussi été associée à une réduction de la masse et du volume télédiastolique du ventricule gauche, une amélioration de la fonction diastolique et une hausse de la capacité à faire de l’exercice. La perte de poids chez les participants obèses était associée à une augmentation du ratio phosphocréatine/ATP et à une diminution de kfCkrest et de l’apport en ATP. En fait, les participants obèses qui ont réussi à perdre du poids ont vu leurs paramètres énergétiques du myocarde revenir à des valeurs semblables à celles mesurées chez les participants non obèses.
Ces résultats mettent en lumière la cause probable des symptômes d’épuisement après un effort sont présents chez la majorité des personnes obèses. La diminution de la capacité énergétique cardiaque induite par l’obésité est heureusement réversible par la perte de poids, ce qui représente de nouvelles avenues pour le traitement des cardiomyopathies associées à l’obésité.