Dr Martin Juneau, M.D., FRCP

Cardiologue, directeur de l'Observatoire de la prévention de l'Institut de Cardiologie de Montréal. Professeur titulaire de clinique, Faculté de médecine de l'Université de Montréal. / Cardiologist and Director of Prevention Watch, Montreal Heart Institute. Clinical Professor, Faculty of Medicine, University of Montreal.

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Les émulsifiants, des additifs alimentaires qui haussent le risque de maladies cardiovasculaires?

En bref

  • Les aliments industriels ultratransformés représentent environ la moitié des calories ingérées quotidiennement par les Nord-Américains.
  • En plus de représenter des sources importantes de sucre , de gras et de sel, ces produits contiennent également une vaste gamme d’additifs alimentaires.
  • Selon une étude française, une classe de ces additifs, les émulsifiants, pourraient augmenter le risque de maladie cardiovasculaire, possiblement en raison de leurs effets pro-inflammatoires au niveau de la muqueuse intestinale.

Un des changements les plus importants aux habitudes alimentaires modernes est la place de plus en plus importante occupée par les aliments fabriqués par l’industrie alimentaire, en particulier ceux qui sont « ultratransformés », c’est-à-dire qui ont subi plusieurs traitements industriels destinés à améliorer leur apparence, goût, texture et durée de conservation. Dans plusieurs pays industrialisés, et plus particulièrement en Amérique du Nord, les enquêtes révèlent que plus de la moitié des calories quotidiennes proviennent de ces aliments ultratransformés, une proportion qui peut même atteindre 67 % chez les enfants américains (Figure 1).  

Figure 1.  Comparaison de la contribution des aliments ultratransformés à l’alimentation (en % de l’énergie quotidienne) dans différents pays du monde.  Adapté de Srour et coll. (2022).

Cette popularité des aliments ultratransformés masque cependant une réalité plus préoccupante : de nombreuses études épidémiologiques rapportent en effet que la consommation élevée de ces aliments est associée à une hausse du risque de plusieurs problèmes de santé, notamment au niveau cardiovasculaire, et de mortalité prématurée (Tableau 1).

Paramètre mesuréNombre de participantsEstimation du risque (plus forte vs plus faible consommation d’aliments ultratransformés)Source
Mortalité cardiovasculaire1167, avec historique de MCV (Italie)HR*= 1,65 (1,07–2,55)Bonaccio et coll. (2022)
91 891 (USA)HR= 1,50 (1,36–1,64)Zhong et coll. (2021)
3003 (USA)HR=1,09 (1,02–1,16) (par portion)Juul et coll. (2021)
22 475 (Italie)HR=1,58 (1,23–2,03)Bonaccio et coll. (2021)
Mortalité toute cause1167, avec historique de MCV (Italie)HR=1,38 (1,00–1,91)Bonaccio et coll. (2022)
11 898 (USA)HR= 1,31 (1,09–1,58)Kim et coll. (2019)
44 551 (France)HR= 1,14 (1,04–1,27) (pour chaque 10%)Schnabel et coll. (2019)
19 899 (Espagne)HR= 1,62 (1,13–2,33)Rico-Campà et coll. (2019)
4679 (Espagne)HR= 1,15 (1,03–1,27) (pour chaque 10 %)Romero Ferreiro et coll. (2021)
11 898 (Espagne)HR=1,44 (1,01–2,07)Blanco-Rojo et coll. (2019)
Maladie cardiovasculaire105 159 (France)HR=1,23 (1,04–1,45)Srour et coll. (2019)
13 548 (USA)HR=1,19 (1,05–1,35)Du et coll. (2021)
3003 (USA)HR= 1,05 (1,02–1,08)Juul et coll. (2021)
Obésité22 659 (UK)HR=1,79 (1,06–3,03)Rauber et coll. (2021)
11 827 (Brésil)HR=1,20 (1,03–1,40)Canhada et coll. (2019)
110 260 (France)HR=1,26 (1,18–1,35)Beslay et coll. (2020)
348 748 (Europe)HR=1,15 (1,11–1,19)Cordova et coll. (2021)
Diabète de type 2104 707 (France)HR=1,26 (1,01–1,57)Srour et coll. (2020)
20 060 (Espagne)HR=1,53 (1,06–2,22)Llavero-Valero et coll. (2021)
21 730 (UK)HR=1,33 (1,07–1,64)Levy et coll. (2020)
Hypertension14 790 (Espagne)HR=1,21 (1,06–1,37)Mendonça et coll. (2017)
Dépression14 907 (Espagne)HR=1,33 (1,07–1,64)Gómez-Donoso et coll. (2019)

Tableau 1. Exemples d’études épidémiologiques rapportant une association entre la consommation élevée d’aliments ultratransformés et une hausse du risque de maladie cardiovasculaire, de mortalité prématurée (d’origine cardiovasculaire ou toute cause) ainsi que de différents facteurs impliqués dans le développement des maladies cardiovasculaires (obésité, hypertension, diabète, dépression).  *HR= hazard ratio (rapport des risques).

Les mécanismes responsables de ce risque accru de maladies demeurent mal compris, mais sont vraisemblablement liés à trois grandes caractéristiques intrinsèques aux aliments ultratransformés (Figure 2).  La première est leur qualité nutritionnelle inférieure : comparativement aux aliments frais, non transformés, les aliments ultratransformés contiennent généralement des quantités beaucoup plus élevées de sucre, de sodium ou de gras saturés (et souvent les trois à la fois), tout en étant essentiellement dépourvus de fibres et de plusieurs micronutriments. De plus, la plus forte densité énergétique qui en résulte encourage la surconsommation de ces produits, pouvant mener rapidement à un excès d’énergie et à un gain de poids. Les aliments ultratransformés subissent également plusieurs traitements qui modifient leurs propriétés organoleptiques, notamment du point de vue de leur texture.  Ces modifications les rendent plus attrayants, ce qui peut également mener une surconsommation, et génèrent aussi en parallèle certains produits potentiellement toxiques (acroléine, acrylamide, etc.). Enfin, une autre caractéristique des aliments ultratransformés est de contenir plusieurs additifs destinés à améliorer leur apparence et leur durée de conservation, autant dans les aliments eux-mêmes (colorants, émulsifiants, stabilisateurs, etc.) que dans les matériaux utilisés pour leur emballage (phtalates, PFAS). Tous ces facteurs sont connus pour favoriser le développement de conditions haussant le risque de maladies cardiométaboliques (obésité, hypertension, résistance à l’insuline, etc.) et il est donc possible qu’un ou plusieurs de ces facteurs contribuent, au moins en partie, à la hausse du risque de maladies chroniques et de mortalité prématurée observée chez les personnes qui consomment régulièrement des  aliments ultratransformés.

Figure 2. Principales caractéristiques des aliments ultratransformés et leur implication possible dans l’augmentation du risque de maladies cardiométaboliques. Notez qu’une caractéristique commune aux aliments ultratransformés est de favoriser la surconsommation de nourriture, que ce soit en raison de leur contenu élevé en calories (sucres, gras) ou de leurs propriétés organoleptiques (apparence, goût, texture). Adapté de Touvier et coll. (2023).

Additifs alimentaires

Les additifs alimentaires sont une classe de composés chimiques extrêmement diversifiée qui sont absolument indispensables à la formulation des aliments ultratransformés, autant pour rehausser l’apparence, le goût et la texture de ces aliments (et ainsi plaire au consommateur), que pour augmenter leur durée de conservation (Figure 3).  Plusieurs centaines d’additifs possédant des propriétés chimique, physique ou biologique qui leur sont propres sont couramment employés par l’industrie : par exemple, une analyse de 126,556 produits alimentaires disponibles sur le marché français a révélé que 54 % de ces produits contenanient des additifs alimentaires, avec plus de 10 % qui en contenaient même 5 ou plus. 

Figure 3. Principales classes d’additifs utilisés par l’industrie alimentaire. Notez que dans la liste des ingrédients, les additifs figurent soit sous leur nom, soit sous forme de code commençant par la lettre E (pour Europe) suivie de 3 ou 4 chiffres correspondant à une classe d’additifs (par exemple, les colorants correspondent aux codes E100-199).

On considère que la majorité de ces additifs n’ont pas d’effets négatifs sur la santé et peuvent même être considérés comme bénéfiques étant donné qu’ils améliorent la salubrité des aliments (les antioxydants, par exemple). D’autres, par contre, sont plus controversés : certains colorants, par exemple, ont été pointés du doigt comme responsables de l’hyperactivité chez certains enfants; les édulcorants comme l’aspartame ou le sucralose semblent perturber le métabolisme du glucose; certains agents de conservation comme les nitrites ont été associés à un risque accru de cancers digestifs

Les émulsifiants sont une autre classe d’additifs dont l’effet sur le corps humain soulève actuellement beaucoup de questions.  Ces molécules sont extrêmement utilisées par l’industrie en raison de leur propriété de lier à la fois le gras et l’eau (comme un détergent), ce qui leur permet de donner une texture onctueuse et homogène aux aliments ultratransformés (Figure 4).  

Figure 4. Mécanisme d’action des émulsifiants.  Dans l’industrie alimentaire, les émulsifiants servent à créer un mélange de deux substances qui ne sont normalement pas miscibles lorsque mises en présence l’une de l’autre, par l’exemple l’eau et l’huile. La présence simultanée d’une portion ayant une affinité pour l’huile (hydrophobique) et d’une portion pouvant se lier à l’eau (hydrophile) permet aux émulsifiants de créer des suspensions de petites gouttelettes de gras qui se dispersent de façon homogène dans l’eau, ce qu’on appelle des colloïdes ou, plus communément, des émulsions. Adapté de European Food Information Council.

Par contre, la capacité de ces émulsifiants à dissoudre les graisses pourrait perturber certaines barrières protectrices dont la fonction requiert justement d’être insoluble dans l’eau.  La couche de mucus qui recouvre la surface de l’intestin, par exemple, doit demeurer intacte pour éviter que les centaines de milliards de bactéries intestinales entrent en contact avec la circulation sanguine et provoquent une activation incontrôlée du système immunitaire pouvant mener à une réaction inflammatoire. Une étude réalisée sur des modèles animaux suggère que cette barrière pourrait effectivement être affectée par la présence d’émulsifiants, car l’ajout de faibles quantités de polysorbate 80 ou de carboxymethylcellulose à l’alimentation provoque une inflammation au niveau de l’intestin, conséquence d’une infiltration de bactéries à travers la barrière de mucus, et ces conditions inflammatoires pourraient favoriser le développement de diverses pathologies, incluant le cancer colorectal (Figure 5).

Figure 5.  Effet proinflammatoire des émulsifiants au niveau de la muqueuse intestinale.
A.   L’exposition répétée de l’intestin aux émulsifiants des aliments ultratransformés (cercles verts) provoque des changements dans la composition du microbiote, avec une hausse de la proportion de bactéries pro-inflammatoires (rouge). B. La production de certaines molécules (lipopolysaccharides, flagelline) par ces bactéries augmente leur mobilité et leur capacité à migrer à travers la couche de mucus tapissant la muqueuse. C. Ce mouvement est facilité par l’amincissement de la couche de mucus causé par la présence des émulsifiants et peut mener à la pénétration de bactéries au niveau de la muqueuse. D. Ces phénomènes entrainent l’activation des voies inflammatoires au niveau des cellules intestinales, notamment celles faisant appel au facteur de transcription NFkB. E. L’activation de ces voies mène à la sécrétion de cytokines (TNF-α, IL-6) et à la création d’un climat inflammatoire.  Adapté de Bancil et coll. (2021).
 

Émulsifiants et maladies cardiovasculaires

Une étude récente suggère qu’un apport élevé en émulsifiants pourrait également hausser le risque de maladies cardiovasculaires. Dans cette étude, les chercheurs ont analysé en détail l’apport en aliments ultratransformés d’une cohorte composée de 95 442 adultes français en bonne santé (âge moyen de 43 ans) et examiné l’association potentielle entre l’apport en émulsifiants provenant de ces aliments et l’incidence de maladies cardiovasculaires (coronariennes et AVC) au cours des sept années suivantes. 

L’étude a révélé des associations positives entre le risque de maladie cardiovasculaire et la consommation de cinq émulsifiants bien précis, largement utilisés dans les aliments industriels, soit la cellulose (E460), la carboxyméthylcellulose (E466), le triphosphate de sodium (E339) et les esters de mono- et di-glycérides des acides citrique et lactique. Chez les plus grands consommateurs quotidiens d’émulsifiants (près de 10 mg par jour), on note une hausse légère, mais significative d’environ 5 % du risque de maladie cardiovasculaire. 

Il est intéressant de noter que les émulsifiants pouvant potentiellement augmenter le risque de maladies cardiovasculaires identifiés par l’étude sont connus pour exercer des effets inflammatoires au niveau intestinal.  C’est notamment le cas de la carboxyméthylcellulose qui, comme mentionné plus tôt, hausse la perméabilité intestinale et le développement de maladies inflammatoires de l’intestin dans les modèles animaux. Plus récemment, une étude a montré que l’administration de cet émulsifiant pendant 11 jours à des volontaires humains a provoqué une hausse des marqueurs inflammatoires et réduit la diversité du microbiote comparativement à une alimentation sans additifs alimentaires.  Étant donné le rôle crucial de l’inflammation dans la progression de l’athérosclérose et le développement des maladies cardiovasculaires, il est donc possible que les effets négatifs de ces émulsifiants sur le risque de ces maladies soient liés à la création d’un climat d’inflammation chronique provoqué par une perturbation du microbiote intestinal. 

Les études de ce type étant par définition de nature observationnelle, il n’est pas possible de démontrer un lien direct de cause à effet entre la consommation d’émulsifiants et de maladies cardiovasculaires.  Par exemple, un apport élevé en émulsifiants peut simplement refléter une alimentation de qualité inférieure, riche en aliments ultratransformés et pauvre en aliments frais comme les fruits et légumes.  Mais, quelle que soit la contribution exacte des émulsifiants à la hausse de risque observée dans l’étude, ces résultats devraient nous rappeler que le meilleur moyen de conserver une bonne santé cardiovasculaire est de privilégier la consommation de « vrais » aliments, en particulier ceux d’origine végétale.

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